À quelques mois des élections du 9 juin 2024 en Belgique, deux partis semblent plébiscités par un nombre croissant d’électeur·rice·s: le Parti du Travail de Belgique (PTB), à l’extrême gauche, et le Vlaams Belang (VB), à l’extrême droite. Un sondage réalisé en octobre 2023 annonce le PTB à 19,2% de voix en Wallonie (en 3ème place derrière les socialistes et les libéraux), et le VB à 23,3% en Flandre, où il devance toutes les autres formations. Leur succès, de même que l’asymétrie « idéologique » entre Belgique francophone et néerlandophone, ne cessent d’interpeller.
De nombreuses études ont tenté de comprendre tant les similarités que les différences entre les électorats des partis de gauche radicale d’une part, et de droite radicale d’autre part. Au niveau des différences, les recherches montrent que leurs systèmes de valeurs et leurs visions du monde sont fondamentalement distincts. En Belgique par exemple, les électorats du PTB-PVDA et du VB en 2019 ont montré des opinions opposées sur les questions d’immigration. En revanche, les attitudes « protestataires » constitueraient un socle commun sur lequel ces partis anti-establishment, voire populistes, peuvent s’appuyer.
Dans notre article "The Angry voter", publié dans International Political Science Review, nous poursuivons cette réflexion en examinant dans quelle mesure les composantes affectives, comme les émotions, permettent de comprendre le vote pour des partis radicaux en Belgique. Nous mobilisons pour cela les données de l’enquête RepResent de 2019.
Pour quelles raisons les électeur·rice·s se tournent-ils·elles vers les partis radicaux ? Deux hypothèses animent les débats. D'une part, le vote pour des partis radicaux est entendu avant tout comme un acte de protestation, résultant d’une grande méfiance envers les hommes et femmes politiques, d’un faible sentiment d'efficacité politique et d’insatisfaction avec le système démocratique. D'autre part, le vote pour des partis radicaux de gauche ou de droite résulterait davantage de préférences idéologiques. Des études menées dans divers contextes – et plutôt sur le vote pour la droite radicale - tendent tantôt à confirmer la première, tantôt à soutenir la deuxième hypothèse.
Dans notre article, nous explorons un troisième type de facteurs explicatifs : les émotions. Notre démarche s’inscrit dans le « tournant affectif » qu’a connu la recherche en science politique ces dernières années. Nous considérons le choix de vote comme une décision résultant non seulement d’attitudes envers le système et de l’offre politique, mais aussi d’un rapport affectif à la politique. Nous examinons le rôle des émotions discrètes (parfois appelées « primaires », « fondamentales » ou encore émotions « de base ») et considérons l’effet de ces émotions spécifiques comme complémentaire aux effets des attitudes et opinions.
Les études analysant le rôle des émotions sur les comportements politiques mettent en avant le rôle central de trois émotions discrètes : deux dites « négatives », la colère et la peur ; et une dite « positive », l’espoir. Les théories sur les émotions discrètes suggèrent que ces trois types d'émotions (1) se déclenchent dans différentes situations (ou via différents types de stimuli), et (2) entrainent différentes réactions.
La colère des citoyen·ne·s serait suscitée par une situation où ils·elles font face à des contraintes alors qu’ils·elles essayent d'atteindre un objectif spécifique, surtout s’ils·elles estiment avoir légitimement droit à ce résultat ou objectif particulier. La colère comme « émotion morale », serait une composante essentielle des perceptions selon lesquelles une situation donnée est injuste ou illégitime, et où le ou les coupables peuvent être clairement identifié·e·s. Aussi, la colère serait associée au vote pour des partis radicaux, dont les discours mobilisent des rhétoriques blâmant les élites et le système. En revanche, la peur émane d’une situation où les individus perçoivent une menace provenant d’une source inconnue et hors de leur contrôle. Ce type d’émotion mènerait plutôt à un comportement d'évitement du risque – et produirait des opinions plus modérées – la peur serait donc moins prédictive d’un vote radical que la colère. Enfin, l’espoir est une émotion positive orientée vers le futur, et une force potentiellement mobilisatrice. Le vote pour des partis radicaux serait le résultat d’un manque d’espoir, ou plus largement d’un sentiment pessimiste quant aux perspectives d’avenir.
Sur base des données pré et post-électorales collectées en 2019 auprès d'un échantillon représentatif (RepResent), nous testons l’impact de ces émotions sur le vote pour trois partis : PTB-PVDA, VB et PP (Parti Populaire, petit parti de droite radicale francophone). Le choix de voter pour ces partis radicaux est comparé au choix de voter pour les partis mainstream et écologistes. Les émotions sont mesurées à partir de la question « Lorsque vous pensez à la politique belge, à quel point ressentez-vous les émotions suivantes », sur une échelle de 0 (« pas du tout ») à 10 (« énormément »).
Trois résultats méritent d’être soulevés. Premièrement, la colère distingue significativement le vote pour les partis radicaux des autres choix de vote ; tandis que la peur et le manque d’émotions positives ne permettent pas de les différencier. Deuxièmement, la colère apparaît comme une explication indépendante et supplémentaire aux autres déterminants « traditionnels » du vote pour des partis radicaux, comme la méfiance envers les institutions et acteurs politiques, et les préférences idéologiques. En d’autres mots, la colère est un élément significatif à considérer dans l’explication (voire, dans la prédiction) du vote pour ces partis radicaux. Concernant les préférences idéologiques, des préférences ethnocentristes (très à droite sur les enjeux migratoires) distinguent l’électorat de droite radicale de tous les autres électorats – en cohérence avec les études existantes. Troisièmement, la colère rassemble, plus encore que les attitudes protestataires, les électeurs des partis de gauche radicale et de droite radicale. Ainsi, bien que leurs positionnements politiques les distinguent significativement, électeur·rice·s de gauche radicale et de droite radicale partagent des sentiments de colère vis-à-vis de la politique belge.
Ces résultats contribuent à mieux appréhender les dynamiques politiques en Belgique et l’asymétrie entre Flandre et Belgique francophone. Dans les deux contextes, un parti se détache du reste de l’offre politique comme le grand parti protestataire ou, devrait-on conclure, comme « parti de la colère ». En Flandre, c’est le VB qui parvient à capitaliser le mieux sur cette colère, en l’associant au sentiment nationaliste. En Wallonie et à Bruxelles, c’est le PTB qui catalyse le mieux cette colère, en la dirigeant contre les « riches » et le « capitalisme ». Bien que ces deux partis soient aux antipodes sur une série d’enjeux et de priorités politiques, chacun parvient stratégiquement à articuler le ressentiment des citoyen·ne·s aux enjeux saillants de son espace politique, et à occuper la position de principal outsider. De futures enquêtes permettraient de confirmer ces résultats dans d’autres contextes, notamment là où le vote n’est pas obligatoire. Les élections locales en Flandre en 2024, où l’obligation de vote ne sera plus appliquée, seront scrutées avec attention… les électeurs et électrices en colère choisiront-ils et elles le VB, ou l’abstention ?
Publication de référence : Jacobs, L., Close, C., & Pilet, J.-B. (2024). The angry voter? The role of emotions in voting for the radical left and right at the 2019 Belgian elections. International Political Science Review, 0(0). https://doi.org/10.1177/01925121231224524 Images: “Juggling emotions concept" by Rudzhan is licensed with CC BY 0.0; "Rage" by Dundanim is licensed with CC BY 0.0.