Analyse sociopolitique du rôle des dispositifs de division dans le processus de réconciliation à Chypre et en Irlande du Nord
« En "black taxi", nous quittons le centre-ville de Belfast pour nous diriger vers les quartiers du nord de la ville, où cohabitent des peintures murales aux couleurs de chaque "Nation" qui y est représentée. Le bleu, le rouge et le blanc contrastent avec le vert et l’orange. Entre celles-ci, ce sont toujours les mêmes tons qui créent la nuance. Ils indiquent le passage d’une communauté à l’autre : le gris couleur béton, le métal un peu rouillé des portes qui s’ouvrent matin et soir et le rouge brique […] ». (Extrait du carnet de terrain)
Lorsque le conflit fabrique la ville
Ma thèse s’est intéressée à l’Irlande du Nord et à Chypre. Plus particulièrement, j’ai étudié les villes de Belfast et de Nicosie qui en sont les capitales respectives. La particularité de ces deux capitales est qu’elles portent toutes les deux les stigmates du conflit ethno-national qui est structurant dans ces sociétés. Le conflit ethno-national désigne un conflit dans lequel la légitimité de l’État est remise en question (
Nagle et Clancy, 2012). Par exemple, en Irlande du Nord, deux groupes s’opposent sur les aspirations nationales de la région. L’un souhaite son maintien au sein du Royaume-Uni (communauté protestante, unioniste, loyaliste – PUL) tandis que l’autre lutte depuis plus d’un siècle pour le rattachement de la région à la République d’Irlande (communauté catholique, nationaliste, républicaine – CNR). À Chypre, le conflit communautaire, qui avait démarré avant l’indépendance de la République en 1960, a opposé les Chypriotes parlant le grec aux Chypriotes parlant le turc. Là aussi, c’est la légitimité étatique qui est disputée. Si le conflit violent a été apaisé, il n’y a toujours pas de résolution politique par un accord de paix.
Les épisodes de violence dus à ces conflits ont donc marqué physiquement les villes de Belfast et Nicosie. Autrement dit, ces capitales ont été toutes les deux matériellement divisées par des structures physiques qui ont été progressivement mises en place pour pacifier la violence politique entre les communautés antagonistes. Plusieurs décennies après l’apaisement de la violence, et même après la résolution politique du conflit par un accord de paix en Irlande du Nord, ces structures physiques subsistent. Le propos de la thèse porte donc sur la manière dont le conflit et ces structures ont, au fil du temps, façonné l’organisation spatiale mais aussi sociale de ces villes. Ces traces sont particulièrement observables dans l’infrastructure matérielle des villes comme l’organisation des quartiers, des rues, ou des transports publics.
La reproduction de la division entre les communautés : par la mobilité, la socialisation politique et les pratiques sociales
Le fil de la réflexion a donc été de comprendre les effets de ces dispositifs de division et de comprendre comment ils perpétuent encore le conflit aujourd’hui, y compris auprès de celles et ceux qui n’ont pas directement vécu la violence. À travers l’analyse des données récoltées via des entretiens et une démarche ethnographique en mouvement, j’observe que ces structures – que je conceptualise comme des dispositifs sociotechniques (
Lascoumes et Le Galès, 2004) – constituent de véritables techniques de gouvernement dans ces sociétés. Ces dispositifs interagissent alors tant avec l’environnement urbain dans lequel ils s’inscrivent qu’avec les individus qui doivent composer avec. Par les effets propres qu’ils déploient, ils participent à maintenir ces groupes comme antagonistes et constituent le cœur d’une politique qui divise profondément (
Majed, 2019).
Par exemple, tant à Belfast qu’à Nicosie, il est possible d’observer que ces dispositifs de division contraignent les déplacements et norment la mobilité des individus. Cette contrainte découle tant de la présence matérielle et physique de ceux-ci, et de la manière dont ils modifient la topographie de la ville que des normes et des représentations qu’ils véhiculent. Les individus, qui vivent autour de ces dispositifs, construisent alors leur propre représentation du territoire et, par cette construction d’une cartographie personnelle de ces espaces urbains, conforment leurs pratiques de mobilité à cette cartographie, qui leur indique les portions de territoire qui leur « appartiennent », où ils sont en sécurité ou non. Une conséquence de ces comportements est que les individus favorisent des stratégies spatiales d’évitement mutuel.
Au-delà de la seule mobilité, j’observe que tant à Belfast qu’à Nicosie, l’espace et le territoire, avec lesquels évoluent les individus, participent à leur socialisation politique. C’est-à-dire à informer leur rapport au monde, à façonner leur perception du système politique dans lequel ils s’inscrivent, mais aussi leur rapport aux autres et particulièrement, aux membres de l’« Autre » groupe. Ils constituent alors également le « foyer des expériences socialisatrices » (
Danic, 2010 : 101). Ces expériences de socialisation à et par l’espace s’articulent alors avec les autres expériences socialisatrices et rendent difficile l’expérimentation en dehors des cadres de vie prescrits. Effectivement, la présence des dispositifs dans l’espace vient donc (ré)affirmer et matériellement répéter la représentation de la société qui est portée ailleurs, par d’autres institutions comme la famille, l’école, le quartier, les médias, etc. Finalement, cela participe à construire une compréhension particulière du rapport politique entre les communautés.
Comment contourner cette division ?
Toutefois, l’analyse permet d’observer que certains individus se détachent de cette représentation et des comportements qu’elle prescrit pour mettre en œuvre des pratiques de contournement de ces dispositifs de division. Par exemple, des organisations intercommunautaires existent et tentent de construire d’autres possibles en cherchant à favoriser le lien intercommunautaire. Elles créent des situations dans lesquelles les individus peuvent se rencontrer, au-delà des stéréotypes appris et des stratégies d'évitement habituellement mises en œuvre. Par ces pratiques de contournement, elles envisagent la construction d’autres formes de représentations, qui trouvent à exister par le contact et un processus de réconciliation plus large.
En agissant de la sorte, les individus adoptent finalement des contre-conduites et résistent aux prescrits sociaux et spatiaux imposés par les dispositifs de division en place dans les sociétés étudiées. Ces contre-conduites ne sont pas pour autant aisées et génèrent des tensions. Du point de vue individuel, il n’est pas toujours aisé d’articuler ce qui est appris au cours de la socialisation, qui est souvent de l’ordre des représentations monocommunautaires, avec des expériences nouvelles et transformatrices. Se pose par exemple la question de comment honorer la mémoire et les traditions transmises par la famille et la communauté au regard de ces nouveaux apprentissages. S’entame alors un travail quotidien, où les individus jonglent entre le fait de vivre dans des cadres de vies divisés, qui véhiculent des normes et des attendus sociaux, et le façonnement de nouvelles manières de vivre et de penser, qui rompent avec la dynamique conflictuelle.
Conclusion
En conclusion, cette recherche met en exergue la nécessité d’envisager les processus de réconciliation « en sol » et ancrés. Cela suppose de s’intéresser aux territoires et à ces structures qui façonnent tant l’espace que les individus et leurs corps et de s’intéresser à ce que de telles conditions matérielles font faire aux individus. Réfléchir de la sorte permettrait de réhabiliter la relation entre le corps et les constructions mentales, et finalement, de prendre au sérieux, le « vécu dans la chair ».
Images : Crédit - Juliette Renard