Après la crise de l'Euro, les institutions de l’Union européenne (UE) ont progressivement abandonné la promotion d’une approche austéritaire forte pour faire place à un agenda centré sur l’investissement. La promotion d’un agenda d’investissement s’est effectuée de manière graduelle, principalement avec l’arrivée de la Commission Juncker en 2014. Dans la
littérature, ce tournant est mis en lien avec un processus de politisation aux multiples facettes, allant des mouvements de contestation de l’austérité à la montée diffuse d’une hostilité envers l’UE, et les victoires électorales de forces politiques populistes et/ou nationalistes. Par ailleurs, beaucoup de
chercheuses et chercheurs se sont penchés sur le rôle joué par les parlements nationaux au moment de l’adoption des plans de sauvetage financiers et des réformes structurelles dans la première moitié des années 2010. En revanche, on ignore si l’érosion de l'austérité au niveau européen s'est reflétée dans les discours sur les enjeux socio-économiques au niveau national. Dans ce billet BePolitix, nous présentons notre recherche qui a pour objectif de combler cette lacune en proposant une analyse quantitative et qualitative des débats budgétaires parlementaires dans quatre pays européens (France, Allemagne, Pays-Bas et Portugal) de 2014 à 2020.
Un abandon de la discipline fiscale dans les discours parlementaires ?
La première étape de notre analyse a consisté à évaluer la saillance de la discipline budgétaire dans les discours des parlementaires nationaux. Pour ce faire, une étude de discours quantitative et par la suite qualitative a été menée au moyen de la méthode des
topics analysis permettant d’organiser un corpus textuel autour de thèmes et de sujets latents dans le discours. Notre corpus est constitué des minutes parlementaires traitant de l’adoption du budget annuel dans les quatre pays.
Cette première étape a montré une image contrastée de la saillance de la dimension budgétaire dans les débats parlementaires. Ainsi, aux Pays-Bas et en Allemagne, les tenants classiques de la « rigueur budgétaire », nous observons une grande continuité dans les discours budgétaires avec la crise de l’Euro. En revanche, les discours des parlementaires français et portugais attestent d’une évolution, s’éloignant de la prépondérance de thèmes liés à la discipline fiscale. En France, ce changement est marqué après l’arrivée à la Présidence d’Emmanuel Macron en 2017, sur la base d’un programme de réformes, non seulement au niveau national, mais aussi au niveau européen. Dans ce contexte, les discours sur l’austérité avaient pour objectif stratégique de montrer que la France était prête à consentir à des efforts budgétaires en contrepartie d’une réforme des règles européennes, et plus largement de la gouvernance économique de l’UE. Le Portugal fait état d’une autre dynamique. En effet, l’austérité était perçue négativement par une majorité des députés et la saillance de la discipline fiscale a connu une érosion progressive depuis la crise de l’Euro. Dans l’ensemble, cette stabilité observée en Allemagne et aux Pays-Bas ainsi que l’évolution en France et au Portugal correspondent aux positions dans les négociations intergouvernementales observées depuis la mise en place de l’Union économique et monétaire.
En dehors de la discipline fiscale, de quoi parle-t-on ?
La deuxième étape s’est intéressée aux différentes thématiques évoquées dans le cadre des débats sur la politique budgétaire. Sur base d’une seconde analyse des
topics, nous avons identifié trois grandes catégories que nous retrouvons dans les quatre pays (voir Tableau 1). La première catégorie est liée à la discipline fiscale au sens large et nous a servi lors de la première analyse. La seconde s’intéresse à la gouvernance socio-économique et comprend des thèmes liés notamment aux pensions, à la compétitivité et au logement. Enfin, la troisième catégorie est résiduelle et englobe l’ensemble des thématiques relevées au cours de l’analyse. Celle-ci comprend notamment les sujets liés à l’environnement et au contexte politique national comme la culture ou la migration.
Tableau 1. Comparaison entre pays des principaux sujets abordés dans les débats budgétaires
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France |
Allemagne |
Pays-Bas |
Portugal |
Discipline fiscale & Budget |
Finance publique & croissance
Politique fiscale & classe moyenne
Recettes & dépenses
Dépenses publiques
Dette & intérêt |
Budget & discipline fiscale
Politique budgétaire & pandémie |
Dépenses & recettes budgétaires |
Dette & excédent budgétaire
Déficit & objectifs
Politique fiscale
Troïka
Austérité
Gestion budgétaire |
Gouvernance socio-économique |
Réformes
Compétitivité
Logement & taxe d'habitation
Salaires & inégalités
Redressement
Pensions
Coût de la vie
Économie privée
Pandémie
Économie locale |
Gouvernance économique européenne
Croissance & investissement
Société & défis économiques
Investissement social
Allocations familiales
Pensions |
Personnes âgées et pouvoir d'achat
Éducation et jeunesse
Redistribution
Secteur public
Investissement et dette |
Pauvreté
Éducation & logement
Droits des travailleurs
Économie privée
Croissance
Soins de santé
Sécurité sociale
Investissement public & environnement |
Autres |
Environnement |
Numérisation
Changement climatique
Migrations
Extrémisme de droite
Fédéralisme
Politique étrangère
Relations Est-Ouest
Culture
Politique de défense |
Élections & partis
L'avenir
Confiance & légitimité
Valeurs & identité
Europe & migration
Accord de coalition |
Futur
Culture |
Globalement, nous observons une large convergence entre les Parlements sur les thèmes de l'investissement, de l'inégalité sociale et du changement climatique. Cela reflète dans une large mesure les thématiques centrales au cœur de l'agenda post-pandémique européen.
Vers un système multi-niveaux intégré
En conclusion, les résultats de notre recherche permettent de dégager trois contributions. Tout d’abord, notre étude met en évidence une érosion variable du discours de l’austérité dans les arènes parlementaires nationales. En effet, dans les pays où la discipline fiscale est culturellement enracinée, le discours de l’austérité connaît une grande stabilité. C’est le cas en Allemagne et aux Pays-Bas. Cependant, certains thèmes comme les inégalités, le changement climatique ou les infrastructures publiques apparaissent de manière uniforme dans les débats parlementaires. Enfin, notre recherche suggère d’aller au-delà des clivages Nord-Sud et révèle une réalité qui est plus complexe. Ainsi, les débats au niveau européen concernant les réformes de la gouvernance socio-économique européenne se déroulent bien souvent en parallèle de modèles différenciés de politisation dans les arènes nationales. L’analyse montre donc que le changement idéationnel au niveau des institutions européennes au lendemain de la crise de l’Euro s’est déroulé en l’absence d’un consensus uniforme des parlements nationaux sur un rejet de l’austérité. Néanmoins, une relative porosité a existé entre les arènes parlementaires nationales et les institutions européennes en ce qui concerne les thèmes socio-économiques et climatiques. Cela s’est particulièrement manifesté dans les discours pendant la pandémie de Covid-19 ainsi que dans l’architecture finale du plan de relance de l’UE. Ces résultats suggèrent l'existence d'un système de gouvernance économique multi-niveaux de plus en plus intégré et appellent à une étude plus approfondie des liens entre les idées qui façonnent la gouvernance économique de l'UE et les discours économiques dans les États membres.
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