Wargame et militarisation : Simulation d’une confrontation OTAN-Russie dans la Baltique

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En 2016, l’OTAN a décidé de déployer le plus large contingent de troupes en Europe depuis la fin de la guerre froide. Cette ‘présence avancée rehaussée’ consiste en quatre bataillons multinationaux déployés dans la Baltique et en Pologne. Certains auteurs ont soutenu que cette décision avait été influencée par un wargame (jeu de guerre simulant un conflit) organisé par un think tank américain, Rand corporation. Le wargame a en effet souligné qu’il suffirait à la Russie d’un maximum de 60 heures pour prendre le contrôle de deux des capitales baltes.

Sur base de ce cas, cet article propose qu’un wargame peut légitimer l’usage de la force ainsi que les déploiements militaires, et ce de trois façons, en mobilisant un contexte international tendu, en concevant le jeu pour amener inexorablement le joueur vers la seule solution militaire et enfin en faisant passer ses conclusions pour des résultats scientifiques. Avant d’examiner ces trois éléments en profondeur, la première section de ce billet revient rapidement sur la littérature existante consacrée aux wargames.

Que sait-on des wargames ?

Un wargame est une simulation, sous forme de jeu de plateau, de séminaire ou encore d’exercice militaire, impliquant des règles et procédures permettant aux joueurs de naviguer dans un univers fictif. Les wargames peuvent simuler des conflits internationaux, des crises humanitaires ou encore des situations propres au monde entrepreneurial.

Les wargames sont souvent abordés dans la littérature dans le cadre discutant la mise en place pratique de ces jeux. Peu d’auteurs ont cependant décidé d’aborder les wargames sous un angle critique. Parmi ceux-ci, Aggie Hirst et James Der Derian ont montré comment l’immersion propre aux wargames est propice à une militarisation de ses joueurs. Ils démontrent cela en expliquant que les simulations laissent penser aux joueurs qu’ils ont différentes options tout en imposant en réalité des objectifs spécifiques et limités. Ceux-ci sont le plus souvent de se maintenir en sécurité tout en atteignant les objectifs militaires demandés dans le jeu.

Cependant, le cas de la série de wargames organisée par Rand entre 2014 et 2015 nous permet d’approcher les wargames en considérant d’autres éléments que leur aspect purement immersif.

Wargame : au-delà d’un jeu, une pratique politique

Sur ces bases, cet article revient sur trois arguments qui permettent de soutenir que le wargame de Rand a légitimé l’usage de la force sur la scène internationale. Premièrement, le jeu a mobilisé les préoccupations de la communauté internationale dans l’objectif de renforcer la dramatisation des résultats de la simulation. En effet, le jeu a utilisé comme narratif de base une préoccupation qui se faisait de plus en plus centrale dans la communauté internationale. Suite à l’annexion de la Crimée par la Russie, les inquiétudes qu’une annexion du même type ait lieu dans la Baltique se sont accentuées[1]. De plus, en 2014, les académiques s’inquiétaient également de la présence militaire russe grandissante à Kaliningrad et les cartes représentant des cercles rouges pour montrer la portée de missiles sur les pays de la Baltique ont abondé les articles scientifiques et billets de think tanks. Alors que certains académiciens ont contesté l’ampleur du phénomène ainsi que le risque réel que la Russie ne se risque à attaquer la Baltique, les organisateurs du jeu ont quand même basé leur scénario sur cette situation controversée. Les raisons pour lesquelles la Russie se risquerait à attaquer l’OTAN ne devaient plus être justifiées. Un pion rouge attaque un pion bleu.

Deuxièmement, le jeu a été construit dans l’objectif de démontrer que l’OTAN était incapable de défendre la Baltique, et qu’il était dès lors nécessaire de déployer des troupes dans cette zone. Le jeu a, cependant, présenté un certain nombre de biais. Le jeu a tout d’abord testé une situation dans laquelle le seul objectif de l’OTAN était de défendre son flanc est, sans pour autant pouvoir contre-attaquer sur d’autres terrains, tels que l’Arctique ou encore la mer noire. D’un point de vue pratique, le jeu a sous-estimé un certain nombre de problèmes logistiques pour la Russie, tels que la nécessité de prendre le contrôle des routes ou utiliser le transport ferroviaire. Une contre-attaque de la Pologne avant le déploiement officiel des troupes de l’OTAN n’a également pas été prise en considération. Enfin, le jeu a également volontairement limité les choix des joueurs à des options militaires, impliquant une non-prise en considération d’alternatives diplomatiques. Avec toutes ces limitations, une seule issue était possible : une victoire russe, rapide.

Troisièmement, la présentation des résultats du jeu comme ‘résultats scientifiques’ a renforcé leur circulation et l’autorité donnée à ceux-ci. En effet, les auteurs ont souligné un grand nombre de caractéristiques scientifiques telles que la reproductibilité des résultats ou encore la transparence du jeu. Ce faisant, les acteurs politiques ont repris les résultats du jeu en parlant d’une « étude ». Les journalistes ont questionné l’OTAN sur la façon dont celle-ci allait répondre à ces résultats, l’OTAN a ainsi dû se positionner à de nombreuses reprises. Certains membres de l’OTAN ont participé au wargame, d’autres ont reçu le rapport final et discuté des résultats. Le président du Parlement de l’OTAN a souligné l’importance de déployer des troupes en se basant sur les résultats du wargame. La circulation du jeu, présenté comme une étude scientifique, a permis le renforcement d’un énoncé spécifique, celui d’un territoire en danger et de la nécessité de le militariser davantage.

Le contexte international, son utilisation comme scénario du jeu, les choix spécifiques des paramètres du jeu et enfin la circulation du jeu dans les sphères de sécurité sous forme d’étude scientifique ont tous participé à créer des conditions renforçant l’OTAN dans sa volonté de militariser la Baltique. Les wargames sont dès lors à concevoir comme plus que de simples simulations permettant une immersion des joueurs, mais également comme un assemblage sociotechnique de pratiques, c’est-à-dire une combinaison complexe de facteurs sociaux et techniques, comprenant les choix faits par ses créateurs, la crédibilité des résultats, et l’utilisation par les acteurs des conclusions du jeu.

Publication de référence : Regnier, C. (2023). Preparing for War: wargaming the NATO-Russia confrontation in the Baltics. Critical Studies on Security, 11(3), 230-243. DOI: 10.1080/21624887.2023.2253043.

[1] Pensons notamment aux différents médias qui ont parlé de Narva (ville estonienne à majorité russophone) comme de la future Crimée.

Note : La publication de l’article de référence de ce billet n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse de Christophe Wasinski (ULB) et Julien Pomarède (ULiège). Je tiens sincèrement à les remercier pour leurs relectures et commentaires avisés.

Images : "Shutterstock/M-Production" is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.;"Weird War Panzerjäger" by enigmabadger is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.; "World War II toy soldier falling on battlefield" by Horia Varlan is licensed under CC BY 2.0.