Société civile européenne, diasporas panafricaines et développement

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Il y a "développement" et "Développement" au sein des relations internationales

Le champ de la coopération au "développement" peut s’entendre comme un ensemble divers d’initiatives et acteurs qui, depuis le Nord global (l’ensemble des pays dits "développés"), se proposent de supporter les pays du Sud global dans leurs démarches économiques et sociales vers plus de prospérité : une sorte "d’industrie" ou "développement avec d minuscule" (Lewis 2019). Le "développement avec D majuscule", quant à lui, a figuré parmi les motivations des relations internationales – et spécifiquement des relations Nord/Sud – au moins depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale.

Des organisations de la société civile comme acteurs politiques transnationaux

Les organisations de la société civile (OSC) actives au sein du développement comme "industrie" figurent, encore aujourd’hui, assez peu en tant qu’objet d’étude des Relations Internationales (RI). Pourtant elles ne sont pas les dernières arrivées, la croissance du nombre des organisations non-gouvernementales de développement (ONGD) datant au moins des années 1980, en concomitance avec la crise de l’état développementaliste (un type d’organisation étatique dont le premier but est celui du développement économique de son territoire) et le début des plans d’ajustement structurels pour maints pays dits en développement. Deux motivations expliquent, au moins partiellement, ce déficit d’attention : d’un côté la prédominance, en RI, des approches stato-centrées ; de l’autre, une générale perception (et auto-perception) de ces organisations plus comme agents techniques que politiques.

Les OSC peuvent néanmoins être analysées en tant qu’acteurs politiques, participant (ou évitant de le faire) au processus de prise de décision à plusieurs niveaux. C’est le pari que j’ai fait dans ma thèse : comprendre certaines catégories d’OSC œuvrant dans le champ du développement, en tant qu’acteurs politiques, dans leur travail de lobbying et plaidoyer, au niveau européen. Si ces OSC essayent d’influencer les institutions politiques de l’Union européenne (UE), quelles idées transmettent-elles dans leur plaidoyer ? Si, malgré leur implantation à Bruxelles, elles ne participent pas au dialogue civil au niveau UE, pourquoi ? Il a été question de prendre au sérieux les discours de certaines de ces OSC, celles parmi les plus représentatives, par rapport au concept et aux théories du "développement".

Au total, trois organisations ont été sélectionnées : une ONGD, une organisation diasporique panafricaine et une "organisation non-gouvernementale de développement de la diaspora africaine" (ADDO, pour son acronyme en anglais), à la fois diasporique et de développement. Les ADDOs sont des ONGD créées et gérées spécifiquement par des personnes se définissant d’origine africaine et membres d’une/des diaspora/s. D’abord créées au niveau national et objet d’un intérêt accru au niveau des politiques internationales, depuis le début des années 2010 ces ADDOs se constituent aussi à niveau européen.

Comment ces trois différents types d’OSC analysent-ils le "développement", particulièrement dans les relations UE-Afrique ? Quels discours portent-ils ?

 

Re-catégoriser le Développement

Quant au "développement avec D majuscule", celui-ci a été l’objet de maintes théories et approches au cours des dernières décennies, dans un spectre très large. Si les théories conventionnelles (ou "problem-solving"), telles que la modernisation ou, plus récemment, la croissance verte, ont produit des résultats en termes de politiques internationales, nombreuses sont aussi les théories critiques, telles que la dépendance ou, concernant l’Afrique, certaines conceptions de la Renaissance africaine. La traditionnelle dichotomie "conventionnel / critique" proposée par Cox (2008) peut être nuancée en rajoutant une nouvelle catégorie : celle des théories et approches réformistes. Sur la base de cette nouvelle catégorisation que je propose dans ma thèse (Conventionnelles, Réformistes et Radicales), j’ai analysé les discours de ces OSC.

"Normes", "formes" et "espaces" de la société civile : question de positionnements

Analyser les discours des OSC dans le secteur du développement et des relations UE-Afrique pour en déceler leur positionnement théorique : voici un premier volet de cette recherche, qui s’apparente à en déceler des "normes". En plus des normes, la littérature sur la société civile se focalise classiquement aussi sur les "formes" et les "espaces" (Edwards 2011). Un deuxième volet a donc été celui des "formes" des trois OSC : j’ai voulu comprendre la position qu’elles occupent sur la base de leur degré de participation à la vie politique et de leur niveau d’orientation vis-à-vis des autorités politiques (Kriesi, cité par Rucht 2017, 53). Les trois organisations se situent toutes dans la catégorie de "représentation politique", même si avec de grandes différences : l’ONGD étant proche du type "groupes d’intérêts", l’ADDO étant proche d’une "organisation de service", l’organisation panafricaine étant proche d’un "mouvement social".

 

Un troisième volet de la recherche s’est focalisé sur les "espaces" que les OSC occupent, ou leur positionnement institutionnel. Plus spécifiquement, il a été question de comprendre leur degré d’européanisation, à savoir le niveau auquel les OSC ont comme raison d’être l’UE. Sur base de la typologie de Sanchez Salgado (2014), et à travers d’observations participantes, entretiens semi-directifs et analyse de documents, j’ai pu définir la collocation institutionnelle de chacune. J’ai observé donc un degré élevé d’européanisation de l’ONGD (une organisation "exclusive", à savoir dont le travail de plaidoyer est totalement lié à l’UE), un degré moyen pour l’ADDO (une organisation "pluraliste", intéressée par l’UE et par d’autres organisations internationales pour son plaidoyer) et un degré très bas pour l’organisation panafricaine (une organisation "sporadique", qui ne fait pas de l’UE son objet d’intérêt primaire, ni secondaire).

Comment la société civile européenne se positionne-t-elle d’un point de vue théorique ?

En revenant aux "normes" des trois organisations, ou leur positionnement théorique, une analyse thématique de documents issus entre 2010 et 2020 ainsi que des entretiens semi-directifs permettent d’affirmer qu’il s’agit majoritairement d’organisations réformistes (à la fois l’ONGD et l’ADDO), alors que l’organisation panafricaine a une vision plutôt radicale du développement. Nous pouvons alors voir comme l’ONGD utilise un discours lié au développement durable (DD), connecté aux arguments et instruments donnés par l’Agenda 2030 et les Objectifs de développement durable. Ceci donne à l’ONGD la possibilité d’un dialogue avec les institutions européennes, tout en ne renonçant pas aux aspects sociaux du DD, ni à un lien étroit avec l’approche du développement humain. Le discours de l’ADDO se situe de façon plus nette à l’intérieur de théories conventionnelles, notamment de la théorie néo-libériste, mais avec une prépondérance de messages réformistes, liés à l’approche du Co-développement. Quant à l’organisation panafricaine, son discours est clairement en lien avec une interprétation radicale du concept de Renaissance africaine (illustré par l’image de l’oiseau Sankofa).

 

Toutes ces composantes (les "normes", les "formes" et les "espaces"), à l’instar des pièces d’un puzzle, nous montrent une image particulière de la société civile dans le champ du développement entre UE et Afrique. Elles nous montrent que les organisations qui participent à un processus d'européanisation - tant les plus anciennes que celles des diasporas africaines - privilégient les théories et approches réformistes et conventionnelles. Les théories et approches radicales, au contraire, informent les organisations panafricaines, qui prennent un caractère militant, plutôt que de lobbying/plaidoyer, au niveau de l'UE.

Positionnements théoriques et dialogue civil UE

Ces cas d’étude, que j’appelle de "réformisme européanisé" et "radicalisme sporadique", ouvrent des perspectives de recherche ultérieure sur les relations entre les institutions de l’UE et les OSC dans le secteur : faut-il avoir un discours spécifique, en lien avec une catégorie de théories spécifique, afin de prétendre participer au dialogue civil avec l’UE ? Faut-il être "critique mais pas trop" (Smismans 2009, 65) vis-à-vis de ses politiques ? Étudier les OSC au sein du dialogue civil de l’UE (ou en dehors) nous permet de rajouter une piste ultérieure d’analyse du caractère démocratique du système politique UE. Opérer cette recherche dans le champ de la coopération au développement (aujourd’hui renommé "partenariats internationaux") nous permet d’analyser l’outil "développement" comme élément des relations internationales, au sein desquelles des réseaux et organisations transnationaux, encore peu étudiés en tant qu’acteurs politiques, participent et essayent d’avoir influence et impact.

Publication de référence : ce billet est issu de la thèse de doctorat en sciences politiques et sociales intitulée : "From Sustainable Development to African Renaissance ? Transnational Civil Society Organisations narrating development between Europe and Africa". Thèse réalisée avec le soutien du fond FRESH FNRS à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, défendue le 25 avril 2023.

Images: "Renewable Energy Development in the California Desert" by mypubliclands is licensed under CC BY 2.0. ; A gauche, "UN Objectifs du Développement durable (ODD)" (https://www.un.org/sustainabledevelopment/news/communications-material/) ; à droite, "Sankofa" by Sarah Rosedahl is licensed under CC BY.ND 2.0 ; "Commission Européenne, DG INTPA", tweet du 13 juillet 2017 en marge du Forum de la société civile Afrique-UE de Tunis (11-13 juillet 2017): https://twitter.com/EU_Partnerships/status/885557617975808000. 

 
Références
Cox, R. 2008. ‘The Point Is Not Just to Explain the World but to Change It’. In The Oxford Handbook of International Relations, edited by C. Reus-Smit and D. Snidal, 84–93. New York: Oxford University Press.
Edwards, M., ed. 2011. The Oxford Handbook of Civil Society. Oxford: Oxford University Press.
Lewis, D. 2019. ‘“Big D” and “Little d”: Two Types of Twenty-First Century Development?’ Third World Quarterly 40 (11): 1957–75.
Rucht, D. 2017. ‘Studying Social Movements: Some Conceptual Challenges’. In The History of Social Movements in Global Perspective. A Survey, edited by S. Berger and H.Nehring, 39–62. Palgrave Studies in the History of Social Movements. London: Palgrave Macmillan.
Sanchez Salgado, R. 2014. Europeanizing Civil Society. How the EU Shapes Civil Society Organizations. Palgrave Studies in European Political Sociology. New York: Palgrave Macmillan.
Smismans, S. 2009. ‘European Civil Society and Citizenship: Complementary or Exclusionary Concepts?’ Policy and Society 28 (1): 59–70.