Le populisme, voilà l’ennemi !

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La dernière décennie a vu la prolifération, dans le débat public, d’un terme passablement controversé en science politique : le populisme. Largement utilisé par les journalistes, celui-ci présentait l’avantage de faire sens, à peu de frais, d’un ensemble d’événements disparates : l’élection de Trump à la Maison Blanche, le Brexit, les performances de Syriza en Grèce ou du Mouvement 5 étoiles en Italie, la présence de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle française, ou encore le mouvement des gilets jaunes. Le populisme, défini comme une rhétorique simpliste et démagogique opposant un peuple fantasmé à une élite tenue pour responsable de tous ses maux, servait à identifier le point commun entre tous ces acteurs et à condamner les risques que ceux-ci faisaient peser sur les régimes démocratiques.

Cependant, une partie de la science politique, agacée des mésusages du terme, a décidé depuis quelques années de renverser la perspective : plutôt que d’étudier un « populisme » souvent imaginaire, aux contours mal définis, elle s’intéresse aux discours sur le populisme. Quelles sont les caractéristiques de ces discours ? Qu’est-ce que cette hype autour du populisme signifie et implique ? Dans quelle mesure emprunte-t-elle ses arguments à des visions élitistes de la démocratie, qui traduisent une peur, voire une haine vis-à-vis de celle-ci ? Dans cette optique, les discours sur le populisme pourraient nous en dire plus sur l’état de nos démocraties que les succès du populisme lui-même.

Déconstruire le discours dominant

Cet article se place dans cette perspective et cherche à déconstruire le discours dominant sur le populisme. L’analyse porte sur l’intégralité des articles publiés par le journal Le Monde (1247 au total) au cours des années 2016 et 2017, contenant au moins une fois les termes « populisme » ou « populiste ».

Le traitement statistique des textes permet d’étudier les phénomènes que ces termes désignent et les caractéristiques qui leur sont attribuées. Cette analyse est complétée par une étude des métaphores utilisées pour désigner le populisme en partant du principe, bien établi dans les sciences sociales, selon lequel les métaphores utilisées pour décrire un phénomène participent à notre compréhension de celui-ci. Elles mettent certaines de ses caractéristiques en évidence et en laissent d’autres dans l’ombre, lui attribuent des connotations particulières, et impliquent un raisonnement causal et/ou un jugement moral. Ainsi, décrire l’avènement du populisme comme une « vague » tend à mettre dans le même sac une série d’acteurs très distincts, à les présenter comme un danger, à faire l’impasse sur les causes profondes de leur succès et à justifier toute action entreprise pour se défendre vis-à-vis de ceux-ci.

Désigner la menace

L’étude des usages de « populisme » et « populiste » fait apparaître deux grandes tendances. D’une part, le discours oscille entre l’amalgame pur et simple entre le populisme et l’extrême droite et l’identification de deux variétés de populisme situées respectivement à l’extrême droite et à l’extrême gauche du spectre idéologique. D’autre part, le populisme, par les associations dont il fait l’objet, se voit attribuer de nombreuses connotations négatives que l’on peut regrouper en champs lexicaux distincts (voir tableau ci-dessous). Le populisme est présenté comme un phénomène ascendant (« montée », « vague », « essor », « poussée ») et menaçant (« menace », « dérive », « explosion », « péril »). Il est aussi assimilé à une forme de politique irrationnelle, se nourrissant de sentiments négatifs et vulgaires (« gabegie », « débridé », « ressentiment », « mauvais », « rejet », « grossier », « ordurière ») par opposition à une politique plus raisonnable qu’incarneraient les acteurs politiques traditionnels. Enfin, il est associé à une stratégie politique opportuniste empruntant au mensonge et à la dissimulation (« démagogie », « rhétorique », « prétendre », « promettre »).

Des métaphores péjoratives

Ces représentations du populisme sont renforcées par l’emploi régulier d’expressions métaphoriques appartenant à plusieurs domaines conceptuels.

La métaphore de la vague, massivement présente dans le corpus, joue un rôle prépondérant dans l’identification du phénomène, des causes de son apparition et de ses caractéristiques. Elle permet d’exonérer la classe politique de sa responsabilité : objet naturel, la présence du populisme devient inévitable et indépendante de toute volonté. Elle donne également une apparence d’unité au phénomène : la multiplication d’événements politiques jugés anormaux est attribuée à la progression de la vague populiste qui « submerge » les sociétés contemporaines les unes après les autres. Elle tend, enfin, à envelopper les adversaires du populisme d’une aura protectrice : Emmanuel Macron et Angela Merkel, entre autres, sont dépeints en remparts capables « d’endiguer » la déferlante.

Aux côtés de cette métaphore omniprésente, on trouve aussi celle du virus ou du poison, charriant des connotations semblables : un danger de destruction progressant de proche en proche, par contagion, et nécessitant un vaccin ou un antidote. Enfin, le populisme est assimilé à une « tentation » existant en chacun de nous, à la manifestation de bas instincts que certains leaders opportunistes cherchent à exploiter. Opérant une réduction psychologique de phénomènes sociaux complexes, cette métaphore se double parfois d’un parallèle biblique, dans lequel de « mauvais bergers » nourrissent les « démons du populisme ».

Un discours simpliste et binaire…

Tour à tour pulsion irrationnelle ou style vulgaire adaptable aux deux extrémités du spectre idéologique, phénomène irrésistible ou tentation cynique de leaders opportunistes, force naturelle emportant les garde-fous institutionnels ou poison du corps démocratique, le populisme est décrit dans Le Monde comme un phénomène transparent, global dans son avènement et dangereux dans ses conséquences. En réduisant la vie politique à un affrontement moral entre un populisme émotionnel et un anti-populisme rationnel, ces représentations reproduisent paradoxalement les défauts qu’elles attribuent au populisme lui-même : une acception simpliste et manichéenne des rapports sociaux qui n’admet pas de nuance. Une telle lecture nous rend cependant cruellement incapables de penser la complexité et la gravité de la crise de représentation démocratique que traversent les sociétés occidentales – et nous réduit donc à l’impuissance. Loin de n’être due qu’à un tour de passe-passe rhétorique de démagogues peu scrupuleux, la progression de l’extrême droite (aujourd’hui repeinte en « populisme ») résulte en effet de transformations profondes de nos sociétés. Les projets politiques qui s’y apparentent prospèrent alors que les individus se replient sur eux-mêmes, que l’abstention croît presque partout, et que les partis traditionnels perdent la capacité d’encadrement et de mobilisation qui avaient fait leur force durant toute la seconde moitié du vingtième siècle.

  Publication de référence : Borriello, A. (2022). Endiguer la vague. Les ressorts du discours anti-populiste dans le journal Le Monde (2016-2017). Mots. Les langages du politique, 129(2), 101-123.   Images : "Danger - Trump and the Far Right." by alisdare1 is licensed under CC BY-SA 2.0.; "Elections" by MarcGbx is licensed under CC BY-NC 2.0.; "Trump PEEOTUS" by swanksalot is marked with Public Domain Mark 1.0.