La rivalité irano-saoudienne : de la lutte sectaire à la lutte contre l’oppression

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Depuis au moins une dizaine d’années, la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite a structuré les dynamiques du Moyen-Orient. Dès 2016, l’Arabie saoudite avait exécuté un important religieux chiite, Nimr al-Nimr, et l’ambassade saoudienne à Téhéran avait été saccagée par des manifestants en réaction, entraînant une rupture des liens diplomatiques entre les deux pays. Que ce soit dans les guerres en Syrie et au Yémen ou dans les divergences politiques à Bahreïn, en Irak et au Liban, les deux pays ont aussi chaque fois soutenu des acteurs opposés.

Cette inimitié a tendance à être présentée comme le résultat d’une lutte entre chiites et sunnites, les deux principales branches de l’islam. Cet article déconstruit cependant cette vision en analysant les discours des deux pays entre 2010 et 2020. Si les deux pays ont des visions opposées de la définition de l’ « islamité » et présentent systématiquement l’autre comme menaçant, le caractère sectaire ne prévaut qu’en Arabie saoudite. En effet, là où les élites saoudiennes définissent cette islamité par un discours exclusif, imposant la seule légitimité du sunnisme et rejetant parfois violemment le chiisme qu’elles associent aux Iraniens, le discours iranien s’éloigne de cette logique. Les dirigeants iraniens mettent plutôt en avant la nécessité de la résistance et de la lutte contre l’oppression, éludant presque totalement la logique sectaire, et ne rejetant que ceux qu’ils considèrent comme liés à l’oppression des musulmans, tels que les dirigeants saoudiens, qu’ils considèrent comme une menace envers tous les musulmans.

Chiites contre sunnites, oppresseurs contre oppressés

Ces différences se manifestent tout d’abord dans la manière dont les élites des deux pays définissent l’islamité et incluent ou excluent l’autre. Côté saoudien, être musulman signifie suivre les dogmes sunnites. Les Iraniens, constamment ramenés à leur adhérence au chiisme, sont qualifiés d’apostats (c’est-à-dire « hérétiques ») et sont présentés comme nourrissant une animosité exacerbée à l’égard des sunnites, conspirant constamment pour les éliminer. Selon des propos compilés dans un rapport de l'ONG Human Rights Watch, l’actuel grand mufti (la plus haute autorité religieuse du pays) d’Arabie saoudite, Abdulaziz al-Sheikh, estime que les Iraniens « ne sont pas musulmans […] et leur hostilité à l’égard des musulmans est ancienne, en particulier contre les Sunnites ». Le même rapport fait état de déclarations de Saleh al-Fawzan, un religieux proche de Mohammed ben Salmane, l’actuel prince héritier et leader de facto de l’Arabie saoudite (surnommé MBS), avançant que « [les Chiites] ne sont pas nos frères… Ils sont plutôt les frères de Satan ». Les religieux saoudiens se présentent ainsi comme les seuls dépositaires de la légitimité religieuse et les seuls à même de parler au nom des musulmans, et excluent totalement les chiites et les Iraniens de l’identité musulmane.

Les élites iraniennes, elles aussi, nient l’islamité des élites saoudiennes. Cependant, elles le font sur des bases totalement différentes, laissant le sectarisme et les références religieuses largement de côté. De manière générale, les élites iraniennes ne diabolisent d’ailleurs ni les sunnites, ni les Saoudiens, mais uniquement les leaders saoudiens. En effet, le Guide suprême Ali Khamenei, plus haute autorité politique et religieuse d’Iran, accuse par exemple les leaders saoudiens du « pire type de terrorisme » tout en menaçant qu’ « aucun chiite n’est autorisé à insulter les sunnites ». De la même manière, l’ancien président Hassan Rouhani ne vise que les gouvernants saoudiens, déclarant que « malheureusement ce gouvernement, avec les crimes qu'il commet dans la région et son soutien au terrorisme, verse le sang des musulmans en Irak, en Syrie, au Yémen ». Contrairement aux élites saoudiennes, les leaders iraniens construisent donc une perception inclusive de l’islamité, mais appellent l’ensemble des musulmans à se soulever contre ceux qu’ils considèrent comme des oppresseurs, cette lutte étant centrale aussi bien dans la constitution iranienne que dans les discours du Guide suprême Ali Khamenei.

Différents acteurs pour différents discours

Cette différence de logique dans la définition de l’islamité est également marquée par une différence en termes d’acteurs impliqués dans cette définition. En Arabie saoudite, le discours d’antagonisation de l’Iran est essentiellement porté par des figures religieuses, telles que les Grands Muftis successifs et le Conseil des Oulémas (un organe religieux émettant des avis juridiques). Les religieux occupent une position particulièrement importante au sein de l’appareil étatique saoudien, historiquement basé sur une alliance entre la famille régnante et la famille al-Wahhab, fondatrice du Wahhabisme, une sous-branche plus radicale du sunnisme. Cette position dominante, couplée à leur autorité religieuse, leur confère une légitimité renforcée à définir l’islamité et donc à en exclure les chiites. Bien que l'arrivée de MBS à la tête du pays ait bouleversé cet équilibre organisationnel de l'État, les figures religieuses n’en restent pas moins une composante clé.

L’Etat iranien est, lui aussi, basé de manière importante sur la religion, puisque le chef de l’Etat est le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, et c’est également lui qui est le principal porteur du discours d’antagonisation des élites saoudiennes. Toutefois, il repose en même temps sur une importante légitimité politique, en particulier pour le Président et ses ministres. L’injection du religieux et en particulier du sectarisme n’est donc pas aussi automatique qu’en Arabie saoudite et cela transparaît dans les discours officiels. Au contraire, la légitimation est davantage recherchée dans les idées de la révolution, qui ont porté le régime actuel au pouvoir en 1979.

Conclusion

En fin de compte, l'analyse met en évidence que les deux pays se disputent la définition de l’islamité et la légitimité à parler en son nom. Cependant, bien qu'il y ait un conflit sur cette définition, il n'y a ni véritable opposition, ni clivage sectaire comme on aurait pu s'y attendre. Ce que l'Iran tente de définir comme « musulman » diffère de ce que fait l'Arabie saoudite, mais n'est pas strictement opposé. D'une part, l'Iran met l'accent sur la dimension révolutionnaire, c'est-à-dire la lutte contre les oppresseurs, dont les dirigeants saoudiens font notamment partie. D’autre part, l'Arabie saoudite insiste sur la définition de l’islamité en opposant les sunnites aux chiites. Néanmoins, le récent rapprochement entre les deux pays semble s'accompagner d'un assouplissement de ces identifications, nécessaire à la relance des relations. Cette variation pourrait démontrer une fois de plus le caractère construit des questions d'identité et de sécurité, constamment reconstruites et redéfinies.

Publication de référence: Dieudonné, J. (2023). Iran, Saudi Arabia, and the Power Struggle over ‘Muslimness’: Reification, Securitization, and Identification. Middle East Critique. doi : 10.1080/19436149.2023.2270346. Images: Al-Masjid Al-Haram, La Mecque, Arabie saoudite, Photo de Ishan @seefromthesky sur Unsplash; Le Coran, texte sacré de l'Islam, Photo de Abdullah Faraz sur Unsplash.