Un entretien avec Raoul Hedebouw
Quelle est votre vision de la science politique ?
La science politique permet, selon nous, d'interpréter le monde qui nous entoure à partir d’une analyse matérialiste. Nous nous basons sur cette analyse scientifique pour comprendre les rapports de force qui structurent notre société. Trop souvent, on cherche à présenter la politique comme un jeu d’opinions ou de débats détachés des réalités sociales. Or, la science politique nous ramène à l’essentiel : les structures économiques, les conflits sociaux, l’État comme instrument de domination de classe, mais aussi comme terrain de luttes. Cela nous permet de lutter contre l’idée répandue par les gouvernants néolibéraux selon laquelle leurs choix politiques seraient inévitables et qu’il n’y aurait pas d’alternative. Comprendre et analyser le monde est le premier pas, pour les marxistes, il faut même aller plus loin, ce qui importe c'est de transformer la société comme disait Karl Marx. J’accorde un grand intérêt aux études qui traitent des luttes sociales. Étudier les mouvements syndicaux, les mobilisations climatiques, les résistances à l’austérité ou à la militarisation de la société est aussi important que d’analyser les lois ou les élections. Cela permet l’émancipation en participant à alimenter les mouvements populaires, en aidant à la conscientisation et à la construction d’une vision stratégique.
Dans quelle mesure votre formation universitaire influence-t-elle l'exercice de vos fonctions actuelles ?
En tant que biologiste de formation, j’ai développé une méthode rigoureuse d’analyse des faits. Cela m’a donné une discipline intellectuelle précieuse pour la lutte politique. J’ai d’ailleurs retrouvé cette méthode dans le marxisme et dans le matérialisme historique qui, alliés à la pratique politique, ont façonné mon engagement. La science, pour moi, ne s’arrête pas aux laboratoires : elle s’applique aussi aux dynamiques sociales, à l’histoire et donc à la politique. C’est en comprenant la structure du capitalisme, ses contradictions internes, que l’on peut formuler un projet politique alternatif cohérent. Mon approche reste donc fondamentalement scientifique : je m’appuie sur les faits, les études, les données empiriques pour construire mon analyse.
Quel rôle sociétal joue ou devrait selon vous jouer la science politique dans la Belgique contemporaine ?
En Belgique, elle peut et doit déconstruire les mythes entretenus par certaines forces politiques, notamment ceux liés aux prétendues oppositions Nord-Sud. Les enquêtes d’opinion, par exemple, montrent que les priorités sociales sont largement partagées entre Flamands, Wallons et Bruxellois. C’est une arme contre la division. La science politique doit être accessible, populaire, se nourrir des luttes de terrain comme je l’évoquais dans la première question. Il ne faudrait pas qu’elle reste cantonnée aux cercles ou aux publications académiques : son rôle est d’enrichir le débat politique et de participer à la conscientisation politique des citoyens.
La science politique a-t-elle contribué aux développements et aux évolutions du PTB ces dernières années ?
Absolument. Le PTB ne s’est jamais construit en vase clos. Nous avons toujours porté une attention particulière aux analyses scientifiques, en particulier en sciences politiques, en sociologie politique et en économie hétérodoxe. Nos campagnes se nourrissent d’une compréhension fine des évolutions de la conscience politique, des comportements électoraux, et des mutations du monde du travail. Nous avons tissé des liens avec des chercheurs critiques, en Belgique et à l’étranger, et nous suivons avec attention leurs travaux. Cela permet de nous aider à mieux comprendre les mutations contemporaines du capitalisme et d’adapter notre ligne en conséquence. Que ce soit sur les relations entre partis politiques et syndicats, sur les nouvelles formes de luttes sociales qui émergent, sur la façon dont l’extrême-droite tisse ses réseaux dans la société, sur les relais politiques des élites ou sur la reconfiguration des équilibres politiques internationaux, pour ne citer que quelques exemples, la richesse de la recherche en sciences politiques est un atout pour comprendre le monde et son évolution.
La science politique a / aura-t-elle un rôle à jouer sur les trajectoires futures de votre parti ?
Elle en a déjà un aujourd’hui. Dans un monde qui bascule — crise économique, crise écologique, risque de guerre ou montée de l’extrême droite — il est fondamental pour un parti marxiste comme le nôtre d’avoir des outils d’analyse puissants. La science politique peut nous aider à mieux saisir les contradictions de la société actuelle ou les attentes des populations. Elle nous aide également à analyser les trajectoires d’autres partis progressistes européens — La France Insoumise, Podemos, Die Linke — et à tirer les leçons de leurs réussites et de leurs échecs. En bref, elle contribue à affiner notre vision stratégique, à rester connectés à la réalité sociale, et à penser et mettre en œuvre les conditions d’une rupture.
Le monde de la recherche reste un univers particulièrement masculin et peu diversifié, la science politique ne faisant pas exception à ce constat. De quelle manière pourrions-nous aboutir à une féminisation et à une diversité plus accrue de la recherche ?
Il faut d’abord reconnaître que ce manque de diversité n’est pas une anomalie, mais le reflet d’un système inégalitaire. Les barrières sociales, économiques et culturelles empêchent encore trop de femmes, de personnes racisées, issues de milieux populaires ou ouvriers, d’accéder et de se maintenir dans le monde académique. Pour changer cela, il faut une politique volontariste : bourses spécifiques, accompagnement renforcé, valorisation des parcours non-linéaires et surtout des investissements dans le secteur de la recherche. Mais aussi investir dans l’enseignement, depuis le début jusqu’à la fin des études, car la qualité et la diversité de notre recherche scientifique est d’abord le résultat de qualité des chercheuses et des chercheurs qui sont formés dans nos écoles, instituts, universités. Or, que ce soit au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou à l’échelon fédéral, les politiques poursuivies vont exactement dans le sens inverse : attaque contre le statut des enseignants, remise en cause des pensions du corps académique et scientifique, baisse du financement de la recherche scientifique fédérale, précarisation de la filière professionnelle et rétablissement du décret paysage qui pénalisent les étudiants issus des classes populaires ou ayant un parcours atypique, encouragement du travail étudiant qui est un facteur connu d’augmentation d'échec pour les étudiants, projets de hausse du minerval…
La Belgique est-elle à l'abri des entraves à la liberté académique et à la recherche, comme cela peut être observé dans d'autres pays ? Quelles mesures peuvent être prises pour garantir et renforcer cette liberté dans le contexte belge ?
La Belgique n’est pas à l’abri, même si la situation y est moins critique qu’ailleurs comme en Hongrie ou en Turquie par exemple. Les pressions sont parfois plus subtiles : dépendance accrue aux financements privés, logique de rentabilité imposée aux universités, précarisation des chercheurs, autocensure face à des sujets jugés « sensibles ». Nous devons garantir l’autonomie des universités vis-à-vis des intérêts économiques et politiques. Cela passe par un financement public stable et suffisant, un statut digne pour les chercheurs, une transparence dans l’allocation des moyens, et une valorisation du travail critique, y compris lorsqu’il dérange. Le savoir est un bien commun. Et pour qu’il joue pleinement son rôle dans une démocratie, il faut en protéger la liberté — non pas comme un luxe, mais comme une condition de l’émancipation collective. Une première bataille actuelle est donc de refuser les mesures d’austérité prises dans l’enseignement et la recherche par l’Arizona et par la coalition MR-Engagé à la Fédération Wallonie-Bruxelles.
L'entretien a été réalisé le 02 avril 2025
Images : 1 - Copyright Dieter Boone ; 2 - "Marx and Engels" by svenwerk is licensed under CC BY-NC-ND 2.0. ; 3 - "AgroParisTech - amphithéâtre" by hugonoulin is licensed under CC BY-NC 2.0.