Productivisme banal ? Divergences des discours citoyens et médiatiques à propos des politiques de l’emploi

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De très nombreuses critiques sont émises à propos des discours relatifs aux politiques de l’emploi. Il est reproché aux médias de véhiculer dans le débat public des discours de droite, ou de gauche, selon les affinités de celui qui s’exprime. Il leur est également reproché de véhiculer une image négative des chômeurs, ce qui expliquerait pourquoi les gens en ont une opinion négative et acceptent une réduction continue de leurs droits. Cependant, rares sont les travaux qui étudient systématiquement la manière dont les politiques de l’emploi sont discutées dans le débat public médiatisé. Encore plus rares sont les travaux qui mettent en perspective les discours tenus dans les médias et ceux tenus par les citoyens. Pour dépasser le stade de l’intuition, il faut donc étudier la (dé)politisation des politiques de l’emploi dans les discours.

La (dé)politisation des politiques de l’emploi est un enjeu crucial, politiquement, économiquement et socialement. L’emploi est au cœur de nos sociétés et les politiques en la matière sont en processus permanent de réformes. On ne compte plus le nombre de modifications législatives qui ont été apportées depuis les années 1990. La logique qui sous-tend les politiques a beaucoup évolué. Le principe de l’État social actif [1], qui guide les politiques de l’emploi depuis le tournant des années 1980 et 1990, a engendré l’émergence de nouvelles approches qui se traduisent par une individualisation et une contractualisation des droits. L’individualisation et la contractualisation du droit du travail reposent sur des mécanismes de contrôle et de sanction des travailleurs et des travailleurs sans emploi.

Cette évolution des politiques de l’emploi suscite-t-elle des controverses dans le débat public ? Quels discours les intervenants dans le débat public médiatisé tiennent-ils ? Comment les citoyens perçoivent-ils les politiques de l’emploi et qu’est-ce que cela révèle de leurs conceptions politiques ? Pour répondre à ces questions, il faut étudier la (dé)politisation des politiques de l’emploi dans les discours médiatiques et dans les discours des citoyens.

La politisation est engendrée par la contingence et la controverse.

La (dé)politisation peut être étudiée de diverses manières. L’approche retenue place les conditions de réalisation de la politique au centre de la définition. Pour qu’il y ait politique, il faut que les problèmes rencontrés soient contingents, c’est-à-dire qu’il doit être possible d’agir collectivement pour régler ces problèmes (en matière d’emploi). Si aucune action n’est possible, alors le problème rencontré n’est pas d’ordre politique. Cependant, pour que la possibilité d’agir soit réelle pour chacun, il faut aussi qu’il y ait controverse, c’est-à-dire qu’il doit être possible de proposer des solutions alternatives quant à la manière d’agir. Si chacun ne peut proposer de solution, alors la contingence, donc la politique, ne sont pas effectives. Pour identifier la (dé)politisation dans les discours, il faut donc y chercher les marqueurs de controverse et de contingence.

Empiriquement, l’analyse procède à une comparaison à trois niveaux. Puisqu’il est fréquemment reproché aux médias de véhiculer des discours stéréotypés et aux citoyens de manquer de recul, la (dé)politisation des discours des citoyens et des médias est étudiée et comparée au travers d’une analyse des cadrages. Plus spécifiquement, des séquences de journaux télévisés (JTs) et des entretiens sont analysés. L’analyse de cadrages permet d’identifier les éléments mis en avant dans les discours et ceux qui sont ignorés. Ce faisant, il est possible d’identifier les perceptions et conceptions véhiculées par ces discours.

La (dé)politisation des discours à propos des politiques de l’emploi est susceptible d’être influencée par le contexte institutionnel, social et culturel. Afin de prendre le contexte en compte, les discours citoyens et médiatiques tenus en Belgique sont comparés à ceux tenus en France.  Enfin, parce que les politiques de l’emploi ont évolué graduellement et que les discours en la matière sont susceptibles d’avoir suivi une évolution similaire, la comparaison intègre une troisième dimension diachronique qui permet d’étudier l’évolution au cours des décennies. Trois points dans le temps sont étudiés : 1995-96, 2005-06 et 2019.

Des citoyens politisés, des JTs dépolitisés

Figure 1. Cadrages identifiés

 

Les résultats de l’analyse montrent des divergences entre les discours tenus par les citoyens et ceux tenus dans le débat public. Quatre cadrages des politiques de l’emploi sont identifiés dans les débats publics belges et français. Le cadrage par le marché de l’emploi et ses variantes présentent les politiques de l’emploi comme un domaine parmi d’autres des politiques économiques. Il est, de loin, le cadrage le plus fréquent dans les médias. Le second cadrage, le cadrage par les droits sociaux, présente les politiques de l’emploi comme un moyen de réguler le rapport de force au cœur de la relation marchande. C’est donc un cadrage différent mais qui ne s’oppose pas au cadrage marchand. Le troisième cadrage identifié dans les séquences de JTs est le cadrage par les facteurs individuels qui présente les politiques de l’emploi comme un moyen d’encadrer, de contrôler et, si nécessaire, de sanctionner les travailleurs considérés comme responsables de leur situation d’emploi. Si ce cadrage correspond bien à l’une des critiques les plus fréquemment formulées quant à la stigmatisation des chômeurs (dans les médias), il est le moins fréquent des cadrages observés dans le débat public. On ne peut donc pas reprocher aux journaux télévisés belges ou français de faire primer ce type de discours. Par contre, il s’observe qu’ils sont en augmentation au cours du temps. Enfin, le cadrage par les conflits et stratégies présente les politiques de l’emploi comme le résultat de luttes et de stratégies politiques.

Ces quatre cadrages s’observent également dans les discours citoyens mais dans des proportions très différentes, ce qui souligne que les perceptions des citoyens ne sont pas similaires à celles exprimées dans le débat public, quand bien même les cadrages utilisés par les médias s’observent dans leurs discours. Cela illustre tout l’intérêt d’une étude interprétative des discours. L’émergence dans leurs discours de deux autres cadrages qui n’apparaissent pas dans le débat public confirme les différences de vues. Le cadrage par l’insécurité souligne les inquiétudes que suscitent les politiques de l’emploi chez les citoyens, notamment en raison de la concurrence entre travailleurs qu’elles engendrent. Enfin le cadrage par la solidarité est utilisé pour rappeler que les politiques de l’emploi ne doivent pas complètement s’affranchir du principe de solidarité qui est une valeur cardinale.

Figure 2. La dépolitisation dans le débat public et les discours citoyens

Si l’on rattache ces différents cadrages aux dimensions de contingence et de controverse, on observe que les discours des citoyens sont nettement plus politisés que ceux tenus dans le débat public. Dans ce dernier, la contingence n’est que modérément présente et la controverse l’est assez peu. À l’inverse, les citoyens insistent beaucoup plus sur la contingence des politiques de l’emploi et s’engagent dans la controverse. Les discours dans le débat public sont donc dépolitisés, tandis que ceux des citoyens sont politisés. La dépolitisation dans les médias s’explique en partie par un consensus quant à la conception productiviste de l’économie. Une conception dont les traces s’observent dans les discours citoyens et qui indique un dilemme idéologique entre leur volonté de politiser les politiques de l’emploi et leur assimilation d’un sens-commun économique, c'est-à-dire une forme d'idéologie économique, qui complique leur capacité à les concevoir en-dehors de cette forme d'idéologie qui traduit une forme de productivisme banal (banal, parce qu'elle s'exprime en des termes d'évidence et imprègne les discours quotidiens). Ainsi, si les citoyens n’ont aucun mal à penser les politiques de l’emploi autrement que de la manière dont elles sont pensées dans le débat public, ils ont cependant du mal à formuler des alternatives qui dépassent l’approche productiviste des politiques de l’emploi.

En regard des multiples défis nécessitant l’adaptation de nos modèles sociaux et économiques à la transition écologique, ces résultats apparaissent mitigés. Du point de vue positif, il apparait que les citoyens sont demandeurs de politiques alternatives. Du point de vue négatif, il apparait que le débat public reste figé dans une vision marchande. Néanmoins, si les discours des citoyens révèlent un changement de mentalité, le débat public pourrait évoluer dans les années qui viennent et s’engager dans la controverse à propos de politiques de l’emploi plus pérennes.

Images: Images générées par IA. 

  [¹] L’État social actif renvoie à des politiques qui associent travail salarié et prestations socialesL’idée sous-jacente est que le travail est un facteur d’intégration et d’utilité sociale. Il s’agit articuler les prestations sociales et l’activité professionnelle. Dans la pratique, les politiques s’inspirant de ce concept ont principalement visé à limiter les dépenses sociales en les conditionnant à certains comportements par l’intermédiaire de mécanismes de contrôle et de sanction.