Les récentes mobilisations écologistes comme Just Stop Oil, tout comme l’ascension fulgurante de figures de la droite radicale telles que Javier Milei en Argentine, témoignent que les émotions et l’affect occupent une place centrale dans la construction des identités politiques. Dans le champ des sciences sociales et politiques, ces phénomènes sont souvent analysés à travers le prisme de la théorie du discours, notamment inspirée des travaux d’
Ernesto Laclau. Toutefois, si l’importance de l’affect y est reconnue théoriquement, son analyse empirique reste largement dominée par l’étude du langage.

Or, les identités politiques ne se construisent pas uniquement à travers des discours textuels. Elles se forgent aussi par des gestes, des images, des sons, des performances, des politiques publiques. Dans un article récemment publié dans le
Journal of Language and Politics, nous proposons une méthodologie ancrée dans la théorie du discours, mais élargie aux pratiques politiques et à l’affect, afin de mieux comprendre les dynamiques contemporaines d’identification politique.
Une approche en quatre principes
Pour dépasser les limites du textocentrisme, nous avançons quatre principes méthodologiques pour étudier les identités politiques à travers les pratiques :
1. Au-delà des mots
Peut-on mesurer une idéologie politique en observant l’occupation d’une place publique ? Peut-on appréhender des identités politiques à travers l’art, le cinéma ou la musique ? La résistance peut-elle être opérationnalisée par un simple geste de la main ? Lorsque l’on considère les signifiants au-delà des mots, un vaste espace de signification s’ouvre, qui échappe à l’analyse strictement textuelle. Le mouvement Just Stop Oil, par exemple, utilise la peinture orange comme un signe visuel puissant qui condense un message de rupture et d’urgence.
2. Au-delà du comptage des mots
Tous les actes politiques ne peuvent pas être mesurés de manière quantitative. Une action ponctuelle mais intense (comme une immolation ou la destruction d’une œuvre d’art) peut avoir un impact bien plus fort qu’un long discours, ou même qu’une série d’actions répétées. L’intensité affective, plutôt que la simple fréquence, est donc essentielle pour comprendre les affects et les effets de la pratique politique.
3. La politique publique est centrale
De nombreuses analyses du populisme ou des mouvements réactionnaires se limitent à la rhétorique. Pourtant, une fois au pouvoir, ces acteurs mettent en œuvre des politiques qui ne se contentent pas de gouverner : elles façonnent les identités collectives et reconfigurent la manière dont les individus ressentent, agissent et se rapportent aux normes sociales. Les réponses de l’État à certaines pratiques, l’application sélective de certaines normes et l’oubli d’autres révèlent les dynamiques affectives qui sous-tendent la mise en œuvre des politiques et leur acceptation. Les institutions et les lois doivent ainsi être comprises comme des pratiques discursives à part entière.
4. La fantasmagorie comme lien entre affect et pratique
La fantasmagorie constitue un outil précieux pour opérationnaliser l’affect, en montrant comment les rituels collectifs, les performances corporelles et les pratiques symboliques structurent le paysage émotionnel de l’identification politique. En termes psychanalytiques, le fantasme organise à la fois le scénario catastrophique — ce qui est redouté, la source d’angoisse — et l’horizon béatifique — ce qui est désiré, la source de jouissance. Ces imaginaires ne sont pas abstraits : ils se matérialisent à travers des pratiques concrètes. Par exemple, la mise en scène euphorique autour de la tronçonneuse chez les partisans de Milei cristallise une rupture fantasmatique avec le rôle redistributif de l’État, transformant l’austérité en objet d’investissement affectif. La fantasmagorie révèle ainsi les engagements idéologiques et normatifs qui sous-tendent des manières spécifiques d’être et d’agir.
Deux cas pour illustrer l’approche
Nous illustrons ces principes par l’étude de deux cas empiriques : le mouvement Just Stop Oil au Royaume-Uni et la trajectoire de Javier Milei en Argentine.

Just Stop Oil mobilise des actions spectaculaires : blocages, jets de peinture, perturbations d’événements culturels. Ces gestes construisent une identité collective marquée par la désobéissance civile, qui dépasse la parole et place l’action corporelle au centre de l’intervention politique. L’État britannique y répond par des lois plus répressives et des peines de prison plus sévères, illustrant ainsi le rôle des institutions dans la configuration du conflit politique, tout en révélant la charge affective que portent ces performances. L’usage de la peinture orange, ou la destruction symbolique d’œuvres d’art comme les Tournesols de Van Gogh, renvoient à un double récit : un monde à sauver, et une humanité coupable. L’antagoniste n’est pas seulement le gouvernement, mais aussi le soi collectif qui a détruit l’environnement.

Javier Milei, quant à lui, incarne un autre registre performatif. Lors de ses meetings, il brandit une tronçonneuse, joue du rock, reprend les codes du football et utilise le lion comme symbole personnel. Ces pratiques produisent un discours affectif qui séduit en mêlant provocation, virilité et réinvention d’une culture populaire. Il reconfigure aussi des symboles historiquement progressistes : ses partisans portent un foulard orange avec un lion noir, réplique des foulards verts féministes ou blancs des Mères de la place de Mai. Son projet politique se construit ainsi à travers une polarisation qui vise autant l’« autre extérieur » que l’« autre intérieur », celui qui aurait trahi l’identité nationale.
Conclusion : Pour une science politique sensible à l’affect
Nous plaidons pour une science politique qui prenne au sérieux les dimensions affectives et pratiques des identités politiques. Les mots comptent, bien sûr, mais ils ne suffisent pas à saisir la complexité de notre époque politique. Les émotions, les gestes, les politiques publiques et nos fantasmes contribuent tous à la manière dont l’attrait politique se construit et se performe. Intégrer ces dimensions permet de mieux comprendre le pouvoir d’attraction de certains leaders, la force émotionnelle de certaines mobilisations, ainsi que la résilience de pratiques et de récits politiques.
Publication de référence : Eklundh, E. & Ronderos, S. (2025). "Studying affect through discourse theory: Towards a methodology of practice", Journal of Language and Politics. DOI: 10.1075/jlp.24197.ekl
Images : Image générée par IA; Jon Kannenberg (CC BY-NC-ND 2.0); MidiaNinja (CC BY-NC 2.0);