L’intelligence artificielle en Région wallonne : un imaginaire du redressement économique

Introduction

L’intelligence artificielle est maintenant familière au grand public. Elle est présente dans les médias, la fiction, la culture, l’industrie, la santé. La Région wallonne s’est saisie, depuis quelques années, de la promotion de cette technologie. Comment et pourquoi l’a-t-elle fait ? Nous verrons que cela s’inscrit dans un imaginaire fortement connecté à l’identité wallonne contemporaine, marquée par un sentiment de « déclassement ».

Une stratégie wallonne de l’intelligence artificielle

La Région wallonne a adopté son propre programme de diffusion de l’IA en Wallonie, intitulé DigitalWallonia4.AI. Lancé en 2019, il a — au 8 mai 2025 — représenté un investissement de 52 448 000€, 49 événements et 54 partenariats avec des organisations tierces. Il s’agit donc du fer de lance de la politique régionale en matière de formation, de soutien aux entreprises et de sensibilisation à l’IA en Wallonie. Ce programme constitue une opportunité de recherche intéressante, puisqu’il donne à voir les objectifs publics concrets de la Région et ses ambitions en matière de diffusion de l’IA. Mais il nous donne aussi un accès privilégié à un réseau d’acteurs partenaires de DigitalWallonia4.AI, tous actifs dans la promotion de cette technologie. Il nous permet donc d’étudier empiriquement la façon dont cette dernière est envisagée par les personnes qui souhaitent la développer dans leur Région.

Étudier les imaginaires des technologies, à la croisée du passé et du futur

C’est le parti qui a été pris dans le projet de recherche dont il est question ici. En analysant les stratégies, rapports, sites web consacrés à la promotion wallonne de l’IA et en allant à la rencontre des professionnels du secteur actif dans sa promotion (agences publiques, consultants, entreprises, clusters, organismes de financement, chercheurs, et cetera) nous reconstruisons l’imaginaire sociotechnique de l’IA. Celui-ci décrit la façon dont, selon les acteurs de terrain, les futurs désirables qu’ils poursuivent nécessitent et permettent des évolutions technologiques. Nous répondons alors aux questions suivantes : à quels futurs les promoteurs wallons de l’IA aspirent-ils ? En quoi l’IA est-elle nécessaire pour que ces futurs adviennent ? Dans quel contexte historique la diffusion de l’IA s’inscrit-elle en Wallonie ? Cette perspective de recherche nous permet de nous départir d’une vision déterministe des évolutions technologiques, qui cache la complexité du développement et de l’adoption d’innovations techniques derrière l’idée du « Progrès ». Ce faisant, elle nous fait contextualiser le développement de l’IA en Région wallonne, petite région riche à l’échelle européenne et mondiale, mais souffrant de sa désindustrialisation. L’approche par les imaginaires mise en œuvre ici ne vise cependant pas à juger de la pertinence ou de la justesse des arguments développés en faveur de futurs désirables nécessitant l’IA. Elle a essentiellement un intérêt analytique et descriptif.

L’intelligence artificielle au service du « redressement » de la Région et de son rayonnement

Les résultats de recherche montrent que l’imaginaire de l’IA qui se déploie en Wallonie comprend deux facettes : une facette locale, et une facette globale. La première a trait aux spécificités historiques, sociales et culturelles de la Wallonie. La deuxième est globale, commune à de nombreux imaginaires régionaux, nationaux et internationaux de l’IA. Penchons-nous d’abord sur la première, avant de décrire les similarités de l’imaginaire wallon avec les autres imaginaires de l’IA. Il faut créer un « écosystème », « réindustrialiser », « augmenter la compétitivité wallonne », et surtout, finalement, « redresser la Wallonie ». Les références à la période industrielle florissante de la région sont particulièrement saillantes. L’IA est vue, dans ce cadre, comme un outil pour retrouver la prospérité économique d’antan. Pour ce faire, les promoteurs de l’IA proposent de se lancer dans l’ « industrie 4.0 », ce qui suppose l’adoption de plusieurs technologies numériques.

Concernant la seconde facette de l’imaginaire wallon de l’IA, il est marquant de constater que quelques formules sont omniprésentes dans les discours étudiés : ne pas « rater le train de l’IA », mais au contraire « mettre la Wallonie sur la carte de l’IA ». La première formule est extrêmement commune dans les discours promouvant l’IA. Elle considère que l’adoption de telles technologies ne relève pas d’un choix, mais s’impose à nous, pour des raisons de productivité et de compétitivité :

(…) l’IA est devenue tellement hype que peu… limite surtout les sociétés moyennes et plus grandes entre guillemets se disent “si j'en fais pas je suis has-been et donc je suis foutu” (entretien avec un consultant wallon en IA).

L’ancrage de l’imaginaire de l’IA

L’imaginaire régional de l’IA s’incarne dans des cas d’application de l’IA et du marketing, et s’ancre à des traits culturels importants de l’identité wallonne. Le programme DigitalWallonia4.AI consiste en effet notamment à financer des essais d’utilisation de l’IA au sein d’entreprises et d’institutions publiques. Chaque financement crée un case d’usage, mis en avant par la communication de l’Agence du numérique. Certains cas servent de support symbolique ainsi à la diffusion des objectifs wallons de diffusion de l’IA, et l’imaginaire wallon de l’IA. L’entreprise Fernand Georges, active dans la quincaillerie, est par exemple citée par une grande quantité de promoteurs de l’IA. Ce cas d’application sert ainsi de symbole de la dynamique de DigitalWallonia4.AI. Le branding de ce programme joue le même rôle, à travers la marque ad hoc et son logo, la charte graphique déployée lors de ses événements. Enfin – et c’est le résultat le plus saillant de ces recherches, l’imaginaire wallon de l’IA est très fortement connecté au narratif du « rattrapage » déjà identifié dans la littérature scientifique. Les Wallons se perçoivent comme en retard par rapport à la Flandre, n’ayant toujours pas dépassé le choc de la désindustrialisation subie entre les années 1960 et 1980. Dans ce cadre, l’IA est appréhendée comme un outil stratégique crucial pour l’économie régionale. Au final, nous pouvons dire que l’imaginaire wallon de l’IA se nourrit de discours communs sur cette technologie (inévitabilité de son adoption, opportunité économique), mais comporte aussi plusieurs traits spécifiques à l’histoire et la culture wallonne. Cette deuxième dimension est particulièrement intéressante : elle en dit long sur la perception qu’ont les Wallons d’eux-mêmes et montre que la promotion de technologies est toujours coconstruite par un contexte social spécifique. Publication de référence : Flore, N. (2025). “A Train We Can’t Miss” for Economic Recovery: The Sociotechnical Imaginary of Artificial Intelligence in the Walloon Region. Science & Technology Studies. Images générées par IA.