calendar-icon 06 Nov 2025

La Fin d’un Tabou ? La Construction stratégique de la Dette européenne dans une Décennie de Crises (2010-2021)

La pandémie de Covid-19 a entraîné d’importants changements au sein de la gouvernance socio-économique de l’Union européenne (UE). La décision du Conseil européen extraordinaire de juillet 2020 autorisant l’endettement commun afin de financer le plan de relance NextGenerationEU (750 milliards d’euros), rompt avec un tabou datant de la crise financière. À cette période, plusieurs États, dont l’Allemagne, rejetèrent durablement l’idée d’une dette européenne se basant sur le refus de toute responsabilité collective des dettes nationales. Comment faire sens de la rupture, certes temporaire, du tabou de la dette européenne en 2020 ? Dans ce billet, je présente les principaux résultats de ma thèse de doctorat par le biais d’une analyse qualitative de discours s’étendant de 2010 à 2021. J’étudie les déclarations sur la dette européenne des chefs d’État de deux pays opposés sur la question de l’intégration fiscale (Pays-Bas et Espagne) ainsi que des représentants de deux institutions (Commissaires européens en charge de la politique économique et fiscale et Présidents du Conseil européen). Ma recherche met en lumière l’évolution et les interactions entre différentes visions de la dette commune au cours de la dernière décennie.

Un jeu sur le sens : la construction stratégique de la dette européenne

Ma thèse explore les conditions politiques ayant permis la rupture du tabou de la dette commune en 2020. Les approches existantes mettent en lumière certaines variables essentielles pour comprendre les négociations et la genèse du plan de relance au niveau européen en 2020 : les acteurs impliqués dans les négociations, la nature exogène de la crise, les idées, etc. Cependant, comment expliquer que l’endettement commun soit devenu un tabou pour finalement être brisé pendant la pandémie ? Par le biais d’un cadre théorique adaptant la théorie du constructivisme stratégique de Jabko, cette recherche analyse le jeu politique autour des différents sens que revêt la notion de dette commune pour les leaders européens. Ce cadre théorique permet ainsi d’étudier la manière dont les acteurs mobilisent certaines idées en fonction de leurs intérêts, afin de forger des coalitions autour de positions politiques parfois très éloignées. Concrètement, au cours de la dernière décennie, les leaders européens ont conçu la dette commune comme une ressource économique, un levier politique ou une contrainte (voir Figure 1).

Figure 1 : La construction stratégique de la dette commune

Les résultats de ma recherche montrent que les gouvernements espagnol et néerlandais, ainsi que la Commission, ont agi pendant la période comme des entrepreneurs discursifs. Ces derniers ont conçu la question de la dette commune au travers de leurs discours en fonction de leurs intérêts spécifiques. Ainsi, l’Espagne, pays fortement endetté en faveur d’une plus grande intégration fiscale, a principalement construit son discours sur l’endettement commun autour de la notion de « levier politique » et de « ressource économique ». À contrario, les Pays-Bas, État peu endetté et opposé à l’intégration fiscale, a construit la dette autour de la notion de contrainte. C’est par le biais de la notion de « contrainte » que le gouvernement néerlandais a accepté de rompre le tabou de la dette commune. En effet, la perception de la dette commune comme moyen de contrainte sur les pays plus endettés, au travers de conditionnalités inscrites dans le plan de relance européen, a permis d’emporter l’adhésion du gouvernement néerlandais. La Commission européenne a navigué dans ses discours entre les différentes significations de la dette commune afin d’éviter les échecs politiques et de trouver les ressources financières suffisantes pour faire face aux différentes crises (crise financière, crise climatique et pandémie). Ma recherche montre également que les Présidents du Conseil européen n’ont joué qu’un rôle marginal dans la rupture du tabou de la dette européenne en s’alignant de manières divergentes sur les intérêts des États membres. C’est donc par le biais d’une construction stratégique de la dette commune variant selon les intérêts respectifs des différents acteurs que les conditions politiques permettant la rupture du tabou ont pu émerger (condition nécessaire).

Vers une nouvelle vision de la dette publique ?

Le dernier volet de ma recherche se situe au niveau macro et analyse de manière exploratoire l’évolution des visions portant sur la place de la dette publique dans nos sociétés européennes. Il constitue une prolongation des recherches sur la dette publique menées par Kenneth Dyson. Les premiers résultats indiquent l’émergence progressive d’une nouvelle vision de la dette publique au niveau européen. Cette nouvelle vision ontologique de la dette se caractérise par la perception de l’emprunt commun sous le prisme identitaire. Ainsi, la dette commune est perçue comme un instrument de protection du « mode de vie européen ». En effet, depuis 2020, des appels à de nouveaux emprunts communs pour protéger l’Union européenne (y compris par des pays auparavant opposés) ont été formulés avec pour objectif de défendre l’UE face aux nouveaux défis géopolitiques, de compétitivité, de changement climatique et énergétique. En conséquence, une déconnexion dans la vision de la dette publique semble s’être opérée entre d’une part, l’emprunt commun et d’autre part, l’endettement national. La dette commune est de plus en plus convoquée comme complément à la restriction de l’endettement national telle qu’exigée par l’UE. L’autorisation d’emprunts nationaux pour financer la défense européenne fait jusqu’à présent figure d’exception, mais conduira inévitablement à de nouveaux appels pour un emprunt commun au vu des capacités limitées de certains États à emprunter.

La dette commune, un « bouclier » futur de l’Union européenne ?

La pandémie a conduit les États membres de l’Union européenne à emprunter massivement afin de stabiliser leur économie. La réactivation des règles budgétaires sous leurs moutures réformées contraint les États à limiter les déficits et à réduire le volume de leur dette, à rebours des investissements nécessaires pour renforcer la compétitivité européenne et lutter contre le changement climatique. Ainsi, la dette commune est de plus en plus perçue comme un bouclier permettant de protéger le modèle européen face aux incertitudes géopolitiques et économiques globales (voir notamment le Rapport Letta et le Rapport Draghi). Cette perception ontologique émergente favorise la déconnexion entre d’une part, la perception encouragée par l’UE de restriction des dettes publiques nationales, et d’autre part la promotion de l’emprunt européen comme bouclier face aux crises. En conclusion, le besoin de financement pour relever les défis de l'UE devenant de plus en plus pressant, seul le temps nous dira quand les États membres s’engageront sur la long and windy road de la dette européenne.

Ce billet fait suite à la thèse de Tom Massart; thèse défendue à l'Université libre de Bruxelles le 17 février 2025.

Images : 'European Commission', tiseb, (CC BY 2.0.); figure réalisée par l'auteur; Image réalisée par IA.