Un billet rédigé par Thomas Laloux et Damien Pennetreau.
Les débats parlementaires constituent une part essentielle de tout processus législatif. Ils permettent aux députés d'exprimer et de confronter publiquement leurs positions sur les actes législatifs à adopter. Dans l'Union européenne (UE), la plénière du Parlement européen (PE) est le principal forum pour ces débats publics. C’est en effet là que les députés européens des 28 États membres discutent publiquement des actes législatifs qu’ils vont voter et défendent leur position. La durée des séances plénières est toutefois limitée et les députés doivent donc faire des choix quant aux débats auxquels ils participent. En d’autres termes, les interventions des eurodéputés résultent d’une décision de leur part de participer à certains débats législatifs plutôt qu’à d’autres. Dans un article récemment paru dans Politique Européenne, nous nous sommes intéressés à la question de savoir quels sont les domaines de politiques publiques qui suscitent le plus d’interventions de la part des eurodéputés. Nous nous sommes également intéressés à certains des facteurs qui peuvent expliquer pourquoi les eurodéputés décident (ou non) d’intervenir.
La question de la participation des eurodéputés aux débats législatifs est loin d’être triviale car ces discussions constituent une part essentielle de tout processus législatif. En permettant aux députés d'exprimer et de confronter publiquement leurs positions sur les actes à adopter, ces débats jouent un rôle crucial pour la justification des politiques publiques adoptées vis-à-vis des citoyens qu’elles concernent. Or, une telle justification est nécessaire à la légitimité démocratique de ces politiques. À ce titre, comparer la participation aux débats législatifs entre les différents domaines de politiques publiques permet non seulement de voir quels sont les dossiers qui retiennent l’attention des décideurs européens mais également d’évaluer plus finement la légitimité démocratique du processus législatif dans l’UE, c’est-à-dire d’évaluer la vigueur de la délibération par domaine de politique publique afin d'examiner s'il existe, au niveau européen, des angles morts dans la justification publique.
Pour répondre à ces questions, nous avons collecté et analysé la participation des eurodéputés lors des 148 débats législatifs qui ont eu lieu entre 2014 et 2018. Plus spécifiquement, nous avons comparé la participation des eurodéputés aux débats en fonction de la commission parlementaire qui était responsable du travail préparatoire des actes législatifs débattus. Le choix de comparer les commissions parlementaires s’explique par le fait que ces dernières sont spécialisées dans un domaine particulier de politiques publiques. La commission responsable est donc un bon indicateur du sujet du débat.
Le premier graphique montre la répartition du nombre d’eurodéputés intervenant dans les débats. La plupart des débats rassemblent entre 5 et 25 participants. Toutefois, jusqu’à 51 eurodéputés sont intervenus au cours du débat qui a rassemblé le plus grand nombre de participants. Il s’agissait du débat sur le règlement 2016/1624 relatif à la garde côtière et aux frontières européennes (ETIAS), lequel se voulait être une réponse à la « crise migratoire » dans l’UE. Plus généralement, la participation moyenne aux débats est de 17,64 députés. Étant donné qu'il y a 751 députés au PE, ce résultat implique que la participation moyenne aux débats législatifs est d’un peu plus de 2% des députés (2,23%) par débat.
Pour comparer la participation en fonction des sujets, le deuxième graphique présente le nombre moyen d’interventions pour chaque commission parlementaire. Comme attendu, le nombre d’eurodéputés prenant la parole au cours des séances plénières varie largement en fonction du sujet débattu. Parmi les dossiers ayant suscité le moins d’interventions figurent les affaires économiques et monétaires, le marché intérieur et la pêche (commissions ECON, IMCO et PECH). Notons que ces trois domaines sont pourtant parmi ceux qui sont les plus européanisés, à savoir ceux pour lesquels l’UE possède des compétences importantes. Il en va de même pour les dossiers liés au commerce international (commission INTA). Ce dernier résultat est d’autant plus surprenant que de vives controverses entourant les négociations d’accords de libre-échange – CETA et TTIP en tête – ont émaillé la période étudiée. Les eurodéputés ont préféré s’impliquer dans les débats relatifs aux dossiers concernant les questions d’emploi, d’environnement et d’affaires intérieures (commissions EMPL, ENVI et LIBE). Les dossiers concernant l’agriculture (AGRI) sont également parmi les plus débattus.
Pour tenter d’expliquer pourquoi certains sujets intéressent plus les eurodéputés et d’autres moins, nous avons testé trois hypothèses :
Plus particulièrement, nous nous attendions à ce que les eurodéputés participent plus aux débats sur des sujets qui sont considérés comme importants par les citoyens et à ceux qui sont polarisés au sein du PE. Le graphique 3 montre l’effet statistique[1] du test de ces trois hypothèses. Comme on peut le voir, la perception de l’importance d’un sujet par les citoyens (à gauche) n’a qu’un effet faible et non significatif sur le nombre d’interventions. À l’inverse, l’effet de la conflictualité interne (à droite) est plus important et est statistiquement significatif. En ce qui concerne la troisième hypothèse, nous n’avons pas trouvé de lien significatif entre les deux variables : la participation des députés européens en fonction des enjeux de politiques publiques ne dépend pas de l’importance de ce sujet pour leur groupe politique lors des élections européennes.
En conclusion, nos résultats montrent que la participation aux débats législatifs du PE varie largement et que certains sujets attirent plus l’attention des eurodéputés que d’autres. Il n’y a donc pas de réponse définitive en ce qui concerne la légitimité démocratique et la politisation du processus de prise de décision de l’UE, et une analyse au cas par cas serait nécessaire. De plus, nos analyses suggèrent que la structure institutionnelle et le processus de préparation d'une décision au sein du PE pourraient avoir une incidence plus forte sur la participation aux débats que les préoccupations des citoyens et des groupes politiques.
Finalement, du point de vue normatif, notre analyse mène à une double conclusion. D’une part, nos résultats suggèrent que les députés européens n'accordent pas nécessairement la priorité aux enjeux qui comptent le plus pour les citoyens européens mais plutôt aux dynamiques internes, ce qui est potentiellement problématique. Si l'on suppose que des débats publics et inclusifs sont nécessaires pour adopter une législation de manière démocratique, une telle divergence entre les priorités des citoyens et de leurs représentants pourrait être préjudiciable à la qualité de la démocratie européenne. C'est particulièrement le cas, par exemple, pour les dossiers ECON puisque, à la suite de la crise de l'euro, des mesures importantes ont été adoptées dans ce domaine, ce qui a suscité de nombreuses inquiétudes de la part des citoyens européens. D'autre part, la forte participation lors des débats sur les dossiers liés à l’environnement, à l’emploi et aux affaires intérieures nuance ce constat. Pour ces cas-là, les priorités des citoyens correspondent à un investissement plus important des eurodéputés lors des débats. Ces questions comptent en effet parmi les principales préoccupations des citoyens et sont liées à des crises importantes auxquelles l'UE a été confrontée ces dernières années. Le fait que les députés européens interviennent davantage sur ces questions pourrait donc signifier que, pour ces cas particuliers, le Parlement européen a été réactif à l’actualité et aux impacts que celle-ci génère dans l'opinion publique.
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[1] Nous avons utilisé des régressions binomiales négatives pour tester nos hypothèses. Voir l’article pour plus de détails sur la méthode utilisée.
Thomas Laloux est aspirant F.R.S.-FNRS et doctorant en science politique à l’Université catholique de Louvain. Ses recherches portent sur la procédure législative de l’Union Européenne et plus particulièrement sur les négociations interinstitutionnelles.
Damien Pennetreau est titulaire d’une bourse FRESH du F.R.S-FNRS et travaille comme doctorant et chercheur à l’Institut de Science politique Louvain-Europe de l’UCLouvain. Impliqué dans le projet QualiDem, son principal intérêt de recherche réside dans l’influence que peuvent avoir les perceptions des citoyens sur leur évaluation et opinion à propos des politiques sociales ainsi que le rôle cadrages dans cette interaction. Plus généralement il est intéressé par la politisation des politiques publiques, la médiatisation et l’analyse des discours.