Un billet rédigé par Robert Dopchie.
Si la chute de l’Union des Républiques socialistes soviétiques en 1991 a sonné le glas du monde bipolaire et le début de l’hégémonie états-unienne, l’affirmation de l’Union européenne (UE) en tant qu’acteur-clé des relations internationales et l’émergence de nouvelles puissances marquent aujourd’hui le début d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Désireuses d’accroitre leur influence économique et politique au-delà de leurs frontières nationales, ces nouvelles puissances apparaissent de plus en plus présentes dans différentes régions du monde. C’est le cas, en particulier, de l’Arabie Saoudite, de la Chine, de la Russie et de la Turquie dans la région des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro et Serbie).
Ce billet vise, ainsi, à répondre à la question de recherche suivante: comment l’UE et les quatre puissances susmentionnées poursuivent-elles leurs intérêts stratégiques dans les Balkans occidentaux? Pour ce faire, nous analyserons successivement les intérêts économiques des différents protagonistes, leurs stratégies et les dangers que l’apparition de ces nouveaux Etats représente aujourd’hui pour l’UE.
Si chacun des quatre États (ré-)émergents accroit ses échanges économiques avec les pays des Balkans occidentaux, les enjeux sont différents d’un État à l’autre. Incontestablement, parmi les quatre acteurs en lice, c’est la Chine qui s’impose comme le partenaire principal, en particulier depuis le lancement, en 2013, du projet des Nouvelles Routes de la Soie. Destinées à relier économiquement la Chine à l’Europe en passant par l’Asie centrale à travers un réseau de voies routières, ferroviaires et maritimes, les Routes de la Soie permettront à la Chine de s’approvisionner en matières premières et de diffuser ses normes et valeurs sur la scène internationale.
En outre, renforcer sa présence dans une région qui, à terme, pourrait adhérer à l’UE, offrirait une porte d’entrée stratégique vers le marché commun européen. Cette porte d’entrée potentielle intéresse également la Turquie. En effet, à travers le financement d’autoroutes dans les Balkans occidentaux, les autorités turques s’assurent d’une voie commerciale privilégiée vers le marché européen. En parallèle, la construction de gazoducs permet à la Turquie d’approvisionner plusieurs États en gaz.
A l’instar de la Turquie, la Russie investit massivement dans les secteurs énergétiques, en particulier dans les mines et la pétrochimie, en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro où les géants Lukoil et Zarubezhneft jouissent d’un quasi-monopole. Bien que ces entreprises soient en perte constante, Moscou ne manifeste aucune velléité de se retirer, démontrant ainsi sa volonté d’accroitre son influence via une approche néo-mercantiliste, c’est-à-dire en cherchant à renforcer son pouvoir dans la région même si cela implique des pertes économiques. Enfin, de son côté, l’Arabie Saoudite favorise davantage la conclusion d’accords bilatéraux avec ses États partenaires, qu’il s’agisse de l’importation d’armes (Serbie) ou du tourisme (Bosnie-Herzégovine).
Il convient, à ce stade, de se poser la question suivante : pourquoi les pays des Balkans occidentaux acceptent-ils d’abandonner partiellement leur souveraineté à de grandes puissances à l’égard desquelles leur dépendance ne cesse de croître? Le cas de la Russie offre un premier élément de réponse. Nonobstant les pertes économiques subies, la Russie continue d’approvisionner plusieurs pays des Balkans occidentaux en énergie et, plus important encore, de soutenir les minorités serbes en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et au Monténégro. Ce faisant, elle s’attire la sympathie des populations locales auprès desquelles elle exacerbe les velléités séparatistes et accroît ainsi son influence politique dans ces pays.
L’Arabie Saoudite, la Chine et la Turquie ne cessent d’accroitre leur visibilité à travers une présence religieuse ou culturelle grandissante. Depuis la dislocation de la Yougoslavie et la fin des guerres interethniques, l’Arabie Saoudite et la Turquie s’efforcent de restaurer l’héritage musulman. De nombreuses mosquées construites en Albanie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo répandent notamment le wahhabisme, un courant de l’Islam sunnite de rigueur en Arabie Saoudite. De son côté, la Chine exporte sa culture dans l’ensemble des pays des Balkans occidentaux – à l’exception du Kosovo dont elle ne reconnait pas l’indépendance – à travers les Instituts Confucius qu’elle finance.
Sous contrôle du Ministère chinois de l’Éducation, ces instituts promeuvent une image positive de la Chine, dispensent des cours gratuits de mandarin et de politique chinoise et favorisent les échanges académiques avec des universités de Pékin. Enfin, pendant la récente pandémie mondiale, la Chine s’est imposée comme le principal donneur de matériel médical dans la région, renforçant ainsi sa popularité auprès de États concernés.
Face à ces puissances émergentes, l’Union européenne peine à garder la main sur son arrière-cour. Ses difficultés internes, en particulier depuis la crise migratoire de 2015, le Brexit et les montées nationalistes dans plusieurs de ses États membres, fragilisent son unité. La politique d’élargissement de l’Union européenne s’essouffle et les responsables politiques des États des Balkans occidentaux s’agacent du manque de perspective à court terme.
Bien que l’Union jouisse encore aujourd’hui d’une grande popularité dans la région – en témoignent les 82 % de la population locale qui espèrent la rejoindre rapidement – l’absence d’avancée dans le processus d’adhésion encourage les États de la région à se tourner vers les nouvelles puissances car les avantages économiques qu’elles proposent à court terme s’avèrent nettement plus attractifs. Plusieurs responsables politiques européens tirent d’ailleurs la sonnette d’alarme. D’après eux, l’Union européenne fait aujourd’hui face à un défi majeur: soit elle prend le risque d’être reléguée au second plan dans sa propre arrière-cour, soit elle réagit rapidement et accélère le processus d’adhésion des pays de la région.
Publication de référence: Dopchie R. (2022) The increasing influence of emerging powers in the Western Balkans: a brief analysis. Journal of Liberty and International Affairs, vol. 8, no. 2, pp. 307-320.
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Robert Dopchie réalise actuellement un doctorat en Sciences Politiques à l’Université de Liège et est également membre du Center for International Relations Studies (CEFIR). Dans le cadre de ses recherches, il étudie l’influence du soft power de l’Union européenne et de la Chine dans la région des Balkans occidentaux.
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Pictures: "Map of Europe" by Samuel Ronnqvist are licensed under CC BY-NC-SA 2.0.; "Valentine tanks on flat beds for shipment to Russia / Chars d’assaut Valentine chargés sur des wagons plats avant d’être expédiés en Russie" by BiblioArchives / LibraryArchives is licensed under CC BY 2.0.; "Syrian refugees strike in front of Budapest Keleti railway station. Refugee crisis. Budapest, Hungary, Central Europe, 4 September 2015" by Mstyslav Chernov is licensed under CC BY-SA 4.0.