Un billet de Damien Pennetreau & Thomas Laloux
Des événements marquants tels que la crise financière de 2008 ou le Brexit ont accru l'importance et la contestation des questions européennes et de l'Union européenne (UE) pour les institutions nationales, les partis politiques mais aussi les médias et les citoyens. La littérature académique qualifie cette augmentation de l’importance et de la conflictualité de « politisation », et y a dédié une attention croissante dans les dernières années (figure 1). Les impacts concrets de cette politisation sont, cependant, peu étudiés. Nous avons investi ce débat quant aux conséquences de la politisation de l'UE dans un livre collectif publié récemment.
Les conséquences de la politisation de l’UE y sont analysées via un pluralisme théorique et méthodologique, mobilisant des approches et des objets de recherche différents. Les chapitres abordent des sujets aussi divers que l'opinion publique, le comportement électoral, les discours publics, la politique et l'élaboration des politiques de l'UE, et l'intégration européenne. Ils apportent au moins trois contributions essentielles à la compréhension de la politisation de l’UE.
La première contribution est de souligner que la politisation de l’UE produit des conséquences multiformes. Celles-ci varient en fonction du temps et du contexte. L'effet de politisation de l’UE par les partis politiques sur les citoyens est variable. Elle augmente la proportion de citoyens ayant une opinion négative de l'UE mais ne crée pas de polarisation, contrairement à ce qui était attendu (chapitre 3). De même, cette politisation influence les choix de vote individuels des électeurs, sans être décisive pour les scores électoraux des partis eurosceptiques (chapitre 5). Certains mécanismes peuvent expliquer ces résultats. Dans le cadre de la crise financière, la politisation de l'UE a brouillé la responsabilité partisane, rendant plus difficile l’attribution de responsabilité pour les électeurs (chapitre 4). Les conséquences de la politisation de l’UE sont donc plus complexes que ce que suggèrent les modèles théoriques.
Cette observation vaut aussi pour les institutions. La politisation conduit les acteurs politiques à s'impliquer davantage dans les affaires européennes, en donnant l'occasion aux députés européens de faire valoir leurs opinions en engageant le conflit avec d'autres acteurs sur les définitions des problèmes publics (chapitre 7). D’autres chapitres suggèrent un résultat moins optimiste: la politisation conduit les représentants élus à être moins actifs.
Dans la plupart des cas, les députés européens ont tendance à se tenir à l'écart des débats quand les questions européennes sont saillantes (chapitre 9) et la politisation peut pousser les décideurs à déléguer plus de pouvoir à des agences moins visibles pour les citoyens plutôt qu’à se saisir eux-mêmes des problèmes, par exemple en confiant à l'agence de l'Union européenne pour l'asile les questions autour des demandeurs d’asile (chapitre 10). Une façon d'échapper à la contrainte posée par la politisation, pourrait être, pour l’UE, de créer des instruments de participation citoyenne, renforçant ainsi sa légitimité démocratique (chapitre 12).
La deuxième contribution est de montrer la complémentarité des différentes façons d’étudier la politisation. Si plusieurs contributions mobilisent des approches quantitatives de la politisation, bien établies dans la littérature et qui permettent des analyses larges et comparatives, l’ouvrage comprend également des contributions qualitatives qui traitent plus largement les conséquences comme des implications de la politisation. Ces chapitres montrent comment une exploration en profondeur de la politisation de l'UE permet de mieux en saisir ses conséquences multiformes.
L'analyse du discours public allemand pendant la crise migratoire suggère que la politisation de l'UE au sein du gouvernement a conduit à l'utilisation des émotions dans le discours public, et finalement à une forme de dépolarisation (chapitre 4). L'exploration de la nature de la politisation de l'UE dans les médias nationaux met également en lumière de nouveaux mécanismes qui expliquent les fortunes divergentes des partis eurosceptiques en Grèce et au Portugal (chapitre 3). Enfin, l’analyse qualitative est nécessaire pour comprendre les implications de la politisation pour des processus difficiles d'accès, tels que les négociations législatives au sein de l'UE (chapitres de 6 et 7).
La troisième contribution est de montrer la pertinence de l’étude de la politisation et de ses conséquences comme un processus dynamique dans lequel les épisodes ou les stratégies de politisation et de dépolitisation peuvent alterner, voir être la conséquence l’une de l’autre. Par exemple, les acteurs peuvent utiliser des stratégies de politisation d'un sujet, par exemple en exprimant publiquement leurs désaccords, s'ils pensent que ça leur sera bénéfique. Plusieurs contributions soulignent cependant que cela peut également engendrer des stratégies de dépolitisation, par exemple en discutant plutôt de façon informelle et non-publiques. Les acteurs politiques, que ce soit les États ou les membres du Parlement, peuvent notamment externaliser l'autorité vers des agences d’experts ou négocier de façon « secrète ».
Dans le cadre des négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP), la politisation du processus a entrainé une stratégie dilatoire de la Commission européenne (chapitre 11). Collectant les demandes, la Commission a ensuite affirmé que toutes les opinions avaient été prises en compte et réduit de facto la marge de manœuvre des opposants, entrainant une dépolitisation de l’accord commercial. De manière générale, de telles stratégies pourraient être employées par les élites politiques afin de contourner l'effet paralysant de la politisation de l'UE sur sa prise de décision (chapitre 12).
Ces stratégies d'évacuation de la politisation ne sont cependant pas toujours couronnées de succès. La tentative de dépolitiser les politiques européennes d’asile, de justice et de circulation des personnes par le biais d’agences a provoqué un « retour de flamme » engendrant de la politisation (chapitre 10). Similairement, tous les acteurs ne parviennent pas à mener à bien leur stratégie, en particulier en cas de conflits avec d'autres acteurs (chapitre 8).
Dans l'ensemble, les résultats du livre montrent que la politisation affecte l’UE sur plusieurs dimensions: l’élaboration des politiques et les comportements des acteurs politiques ainsi que les comportements politiques et attitudes des citoyens envers l’UE, et ce de diverses manières. Ils montrent également que ces processus de (dé)politisation et leurs conséquences sont dynamiques. La politisation n'augmente pas automatiquement au fur et à mesure que les compétences de l'UE s'étendent, ni ne limitent son développement. Elle ne produit pas non plus des conséquences uniformes pour l'UE et les sociétés européennes.
Si, dans certains cas, la politisation conduit à une opinion publique plus négative sur l'UE et influence le choix électoral, elle ne contraint pas nécessairement les élites. Enfin, ce livre permet une analyse plus nuancée de l'argument selon lequel la politisation deviendrait une force motrice vers une plus grande intégration. Les acteurs institutionnels peuvent, par exemple, adopter des stratégies de dépolitisation pour soustraire la prise de décision et la mise en œuvre des politiques à la contestation publique.
Publication de référence: Houde A.-M ., Laloux T., Le Corre Juratic M., Mercenier H., Pennetreau D., Versailles A., (éd.) (2022) The Politicization of the European Union: From Processes to Consequences. Bruxelles : Éditions de l’ULB.
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Damien Pennetreau est chercheur doctorant à l’UCLouvain. Ses recherches portent sur la politisation individuelle et institutionnelle. D’une part, il étudie les discours des citoyens à propos de politiques publiques et des institutions européennes. D’autre part, il s’intéresse aux cadrages et discours des médias et du Parlement européen.
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Thomas Laloux est chercheur postdoctorant FNRS à l’UCLouvain. Ses recherches portent, d’une part, sur la procédure législative et les institutions européennes et, d’autre part, sur les attitudes des citoyens envers la mondialisation et sur leur perception de la légitimité des différents niveaux de gouvernements.
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