Débattre de la citoyenneté après Charlie Hebdo: comment les “moments critiques” changent nos débats?

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Un billet rédigé par Andrea Felicetti, Pietro Castelli Gattinara et Donatella della Porta.

Beaucoup des traits négatifs de la politique sont aujourd'hui alimentés par de mauvaises discussions. Quand des événements choquants se produisent, des débats publics ouverts et démocratiques peuvent aider les citoyens à comprendre ce qui se passe, à développer des opinions indépendantes et à décider comment réagir. Cependant, quand les changements socio-politiques sont soudains plutôt que progressifs, ce qu’on qualifie aussi de "moments critiques" (critical junctures) dans la littérature, le développement de débats inclusifs, réflexifs et respectueux dans la sphère publique sont non seulement entravés, mais il peut également y avoir une spirale de discussions toxiques dans les débats publics sur des questions contentieuses telles que la citoyenneté ou l'identité nationale. Un exemple d'un tel moment critique peut être celui des événements qui se sont déroulés après les attentats de 2015 contre le journal satirique Charlie Hebdo à Paris.

Dans Discursive Turns and Critical Junctures: Debating Citizenship after the Charlie Hebdo Attacks, nous avons étudié la manière dont les attentats de Paris ont façonné les interactions stratégiques entre acteurs politiques tels que les politiciens, les médias, les associations de la société civile et comment cela a, en conséquence, transformé de manière profonde les débats publics à travers l'Europe. Si l'événement fait suite à une controverse plus large sur des caricatures satiriques ridiculisant la religion musulmane, nous soutenons qu'il a également marqué le début d'une plus grande surveillance de l'État et un tournant critique dans les débats publics concernant le multiculturalisme, l'intégration et la liberté d'expression en France et en Europe.

Afin d'étudier les effets de ces événements extraordinaires, nous avons comparé la manière dont différents acteurs de la sphère publique ont défini les problèmes auxquels ils étaient confrontés ainsi que les solutions qu’ils ont proposées. Nous avons reconstitué l'évolution de leurs revendications, interprétations et justifications dans les débats publics en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni. En particulier, nous avons comparé les débats publics sur la controverse des caricatures du prophète Mahomet entre 2010 et 2014, pendant le mois de janvier en 2015, et en 2016.

Notre recherche s'est basée sur une analyse quantitative du contenu des articles de grands journaux nationaux (Le Monde, Süddeutsche Zeitung, La Repubblica, the Guardian) d’un côté, ainsi que sur une analyse qualitative des débats en ligne des mouvements sociaux proche de la gauche-progressiste, de l'extrême droite et des groupes religieux (musulmans, juifs et chrétiens) de l’autre côté. Dans le premier cas, nous nous sommes appuyés sur un codage extensif des arguments dans les articles de presse ; tandis que pour le second, nous avons vérifié la manière dont les arguments ont été développés sur les plateformes en ligne. Dans l'ensemble, nos conclusions ont été étayées par un effort d'équipe important qui a permis d'étudier près de 5000 revendications politiques rapportées dans environ 1500 articles de journaux et plus de 2000 pages internet (reprises dans l'annexe du livre).

Au cœur d'un moment critique

Sur la base de cette analyse, le livre met en évidence les mécanismes par lesquels des actes de violence extraordinaires viennent à constituer des moments critiques discursifs qui perturbent la sphère publique. Parmi les débats dominants qui se déroulaient dans les médias de masse, l'explosion de l'émotion publique a effectivement réduit la polarisation de manière étonnamment similaire dans les quatre pays. Les déclarations rapportées sont devenues plus consensuelles, se concentrant sur les thèmes pour lesquels les acteurs politiques étaient le moins en désaccord, tels que la sécurité et la nécessité de promouvoir la liberté d'expression dans la société.

L'accès au débat public est également devenu de plus en plus sélectif. L'essentiel de la discussion était dominé par des acteurs institutionnels, notamment les gouvernements, ainsi que les médias et les journalistes, avec peu d'espace pour les acteurs de la société civile et des mouvements sociaux. Les femmes ont été presque totalement exclues de la discussion publique, et la plupart des voix dissidentes ainsi que des positions non conventionnelles sur l'Islam et la discrimination (et notamment sur l'islamophobie) ont été rapidement réduites au silence en faveur des conceptions exclusives et restrictives de la nation promues par les acteurs habilités.

Dans l'ensemble, les médias de masse sont apparus comme une infrastructure délibérative médiocre pour le débat public et ses qualités ne se sont pas améliorées après le moment critique de Charlie Hebdo, alors qu'une discussion approfondie était d'autant plus nécessaire pour aborder les questions complexes que le choc avait déclenchées.

En dehors des grands médias, la controverse autour de Charlie Hebdo a exacerbé la polarisation au sein des mouvements sociaux, exposant des fractures au sein des réseaux de la gauche radicale, de la droite radicale et des groupes religieux concernant les questions de laïcité, de liberté d'expression ainsi que de multiculturalisme. Les acteurs de la gauche ont eu du mal pour trouver un équilibre entre la défense de la liberté d'expression universaliste et la protection des droits des minorités. Les groupes religieux et minoritaires n'ont pas pu trouver de positions communes entre la dénonciation des problèmes des relations contemporaines entre l'Église et l'État et l'appel à une protection accrue des minorités religieuses contre l'islamophobie et l'antisémitisme.

Parallèlement, les attentats ont donné aux groupes de droite de nouvelles occasions de mobiliser la peur contre la diversité culturelle et en alimentant les sentiments de menace pour l'identité et la sécurité nationale. Alors que la qualité des débats était plutôt bonne dans les groupes progressistes et religieux, les contre-publics de droite étaient nettement moins délibératifs.

Comprendre les effets des moments critiques

Dans l'ensemble, notre étude illustre le potentiel de tels moments critiques afin de transformer les normes fondamentales régissant l'inclusion et la participation dans une communauté politique. La controverse autour de Charlie Hebdo a déclenché une nouvelle vague de mobilisation sur la citoyenneté à travers l'Europe, avec des conséquences symboliques durables pour les débats au cœur des sociétés contemporaines: la nature de l'identité nationale, la relation entre l'État et la religion et la responsabilité des médias dans la légitimation de la discrimination.

Plus largement, notre étude a montré que des moments critiques similaires peuvent perturber les alignements discursifs traditionnels, redéfinir les frontières entre les initiés et les exclus de la société et remodeler la compréhension publique des valeurs et des identités nationales. Reste à voir si ces transformations se consolident et comment les nouveaux conflits qui émergent des moments critiques évoluent dans le temps. À cet égard, les mécanismes émotionnels activés par le moment critique de Charlie Hebdo semblent avoir ouvert la porte à un tournant répressif plus large contre le multiculturalisme.

Aujourd'hui, leurs conséquences semblent se cristalliser dans la spirale de discussions toxiques autour de la soi-disant "théorie du genre" ou de "l'islamo-gauchisme" qui ont fini par dominer le débat public français, et dans les croisades croissantes contre les libertés académiques et la diversité qui se généralisent de plus en plus en Europe. En même temps, les acteurs de la société civile pourraient se mobiliser pour s'opposer à ces évolutions en développant des idées et des débats qui alimentent les futurs carrefours critiques discursifs.

Article de référence:
della Porta D., Gattinara P. C., Eleftheriadis K., Felicetti A. (2020) Discursive Turns and Critical Junctures: Debating Citizenship after the Charlie Hebdo Attacks, Oxford University Press.

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Andrea Felicetti est Assistant Professor à la Scuola Normale Superiore à Florence. Ses recherches portent sur les théories et pratiques démocratiques. Par le passé, il a entre autre été chercheur post-doctoral à l’UCLouvain et la KU Leuven.

 

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Donatella della Porta est doyenne de la Faculté des sciences politiques et sociales de la Scuola Normale Superiore à Florence. Elle est spécialiste de l’étude des mouvements sociaux.

 

 

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Pietro Castelli Gattinara est chercheur associé au Center for Research on Extremism de l’Université d’Oslo (C-REX). Ses recherches se concentrent sur le conflit politique en Europe, et notamment sur l’interaction entre mouvements sociaux et partis politiques.

 

 

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Images “Marche Hommage Charlie hebdo” by nikleitz2009, "Newspapers yellow" by NS Newsflash and "Graff à la mémoire de Charlie Hebdo" by THX1139, all licensed under CC BY 2.0.