Un billet rédigé par Guillaume Grégoire.
« L’interprétation donnée par la Cour de justice au mandat de la BCE en matière de politique monétaire constitue une ingérence dans la compétence des États membres en matière de politique économique et de politique budgétaire. (...) [D]ans la mesure où il constitue un acte ultra vires [c’est-à-dire outrepassant ses compétences], son arrêt n’est pas contraignant en Allemagne ».
arrêt Public Sector Purchase Programme
Par ces quelques mots, formulés à l’occasion de l’arrêt Public Sector Purchase Programme du 5 mai 2020, la puissante et prestigieuse Cour constitutionnelle fédérale allemande (CCF) a fait vaciller tout l’édifice institutionnel européen. Non seulement les juges de Karlsruhe ont remis en cause les politiques monétaires menées depuis plusieurs années par la Banque centrale européenne (BCE) –consistant à racheter une partie des dettes publiques des États membres de la zone euro–, mais ils ont, pour ce faire, frontalement contesté l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Un an après la décision historique, il convient de tirer certains enseignements d’un tel événement, qui s’avère particulièrement décisif pour l’avenir de l’intégration européenne.
Le premier élément qui frappe sans doute l’observateur profane est la véritable guerre des juges qui s’est jouée entre les plus hautes juridictions allemande et européenne, autour de la question éminemment politique de la gestion de la crise des dettes souveraines par la Banque centrale européenne. Après avoir estimé que le contrôle opéré par la CJUE risquait de couvrir une extension "rampante" des compétences de la BCE sur le terrain économique et budgétaire, la CCF tente d’imposer sa propre interprétation (particulièrement stricte) des traités européens, qui limitent avant tout le mandat de la BCE à l’objectif de stabilité monétaire. Par leur rejet du dogme de la primauté absolue du droit de l’UE et de l’interprétation de la CJUE, les juges de Karlsruhe se sont alors exposés, en retour, à des menaces des institutions européennes, mais également, et sans surprise, à de violentes critiques de la part des milieux académiques et de la littérature juridique, spécialement européaniste.
À rebours de ces réquisitoires, il convient néanmoins de rappeler la très grande cohérence de la jurisprudence constitutionnelle allemande en matière d’intégration européenne. La CJUE a certes proclamé unilatéralement, depuis les arrêts Costa c. Enel (1964) et Internationale Handelsgesellschaft (1970) la primauté du droit européen sur le droit interne des États membres (fût-il constitutionnel), mais la CCF a rappelé à de nombreuses reprises, depuis l’arrêt Solange (1974) en passant notamment par l’arrêt Lisbonne (2009), que les traités européens ne sont valides qu’en raison de leur intégration en droit national par une loi, voire par une disposition constitutionnelle. À ce titre, ces traités restent, en dernier ressort, soumis à l’autorité de la juridiction nationale suprême –c’est-à-dire, en l’occurrence, à la Cour de Karlsruhe. Si l’affrontement juridictionnel du 5 mai 2020 constitue donc un incident particulièrement funeste du point de vue des institutions de l’Union, le risque d’une "guerre du dernier mot" entre juridictions suprêmes européenne et allemande était donc en réalité structurellement inscrit dans les relations entre ordres juridiques européen et étatiques, depuis plusieurs décennies maintenant.
Ce qui s’avère in fine beaucoup plus significatif n’est pas tant la confrontation juridique elle-même que les raisonnements économiques à partir desquels la CCF s’est opposée à la décision de la CJUE et a contesté la politique monétaire de la BCE. Face à la doctrine interventionniste de la BCE (et endossée par la CJUE) visant à "faire tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro", y compris à agir sur les marchés pour diminuer les taux d’emprunt des États membres, les juges constitutionnels allemands ont en effet cherché à imposer leur propre conception de l’économie, basée sur l’idée d’un marché réputé autorégulé. Déjà présente en germes dans la jurisprudence Maastricht (1993) et OMT (2014-2016), la grille d’analyse qui s’est affirmée dans l’arrêt du 5 mai 2020 se révèle donc imprégnée des théories du libéralisme néo-classique tendant à dénier la pertinence de toute intervention publique sur les marchés, même celle d’une banque centrale. Or, si les préceptes de ce courant économique se trouvent certes bien à la base de l’ordre de marché que constitue l’Union économique et monétaire, la CCF ne se contente pas de prendre acte de cette structure juridique spécifique pour en proposer une lecture systémique à la lumière des thèses qui l’ont inspirée. La plus haute juridiction d’Allemagne intériorise celles-ci en en faisant des vérités scientifiques démontrées qui préexisteraient à toute armature juridique et à tout ordre politique. Autrement dit, elle se positionne comme le gardien en dernier ressort d’un ordre de marché objectivé.
La sanctuarisation juridique de cette orthodoxie économique néo-classique remet toutefois en cause le principe faîtier de « neutralité économique » de la Loi fondamentale allemande, pourtant consacrée par la Cour de Karlsruhe elle-même depuis l’arrêt Investitionshilfe (1954). D’après cette jurisprudence fondatrice, le législateur est réputé rester constitutionnellement libre d’adopter la politique et le système économiques de son choix, sans aucune obligation (ni interdiction) de se conformer aux prescrits de l’économie de marché. D’une position niant la conformité au marché comme condition de constitutionnalité, on se retrouve donc désormais face à un juge constitutionnel allemand postulant le marché comme ordre objectif préexistant (et prédéterminant) l’ordre politique et juridique – en l’occurrence, européen.
D’autre part, et plus fondamentalement, le référentiel économique adopté par la CCF hypothèque les réactions européennes destinées à endiguer lutter les effets économiques de la pandémie de Covid-19 : tant le programme monétaire adopté par la BCE (Pandemic Emergency Purchase Programme) que le "plan de relance" européen (Next Generation EU) font d’ores et déjà l’objet de nouvelles plaintes constitutionnelles, non sans avancer de solides arguments en regard des positions affichées dans l’arrêt du 5 mai 2020. Rien n’est évidemment joué d’avance, mais tout ceci laisse cependant présager un nouvel affrontement juridictionnel au sommet, qui pourrait rapidement se répercuter sur les marchés financiers… jusqu’à mettre paradoxalement en péril l’ordre de stabilité au nom duquel se bat Karlsruhe?
Article de référence:
Grégoire G. (2021) "L’économie de Karlsruhe. L’intégration européenne à l’épreuve du juge constitutionnel allemand", Courrier hebdomadaire du CRISP, n°2490-2491, 91p.
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Guillaume Grégoire est aspirant du Fonds de la Recherche Scientifique (F.R.S.-FNRS) et doctorant en droit économique et théorie du droit à l’Université de Liège. Dans le cadre de ses recherches, il étudie, dans une perspective historique et comparative, le phénomène de constitutionnalisation de certains principes de gouvernance publique de l’économie. Il a également été chercheur invité à l’Institut de droit comparé-Centre de droit européen (IDC-CDE) de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et au Max-Planck-Institut für Innovation und Wettbewerb de Munich.
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