Presse quotidienne belge : concilier logiques économiques et apports sociétaux d’un média en transformation

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En l’espace d’une génération, la presse quotidienne belge a bien changé. Comme ailleurs, elle s’est fortement concentrée : on ne compte aujourd’hui plus qu’une poignée de groupes éditoriaux. L’éventail des titres s’est aussi resserré et le numérique a joué et joue un rôle déterminant. L’objectif de ce billet est de passer en revue une série de ces évolutions, afin de s’interroger dans quelle mesure l’évolution de la presse vers un modèle économique dominé – voire monopolisé – par le numérique va remettre en cause son apport à la démocratie ?

Une ère de basculements économiques

Les données économiques disponibles illustrent les importants basculements qu’a connu le secteur durant les ±25 années écoulées, notamment le repli des ventes des versions papier et la montée en puissance de la lecture sur supports numériques. L’évolution des ventes est illustrée par le graphique 1, ci-dessous.

Une autre évolution marquante est la très forte diminution des achats par impulsion, ceux qui passaient par les press shops ou autres librairies. Aujourd’hui, une large majorité – plus de 80% – des ventes papier repose sur les abonnements.

Les éditeurs argumentent avec raison sur l’ampleur historique de leur lectorat (« on n’a jamais autant lu la presse quotidienne aujourd’hui »). Mais l’audience solvable semble aujourd’hui moins développée que 10 ou 20 ans auparavant. C’est que la presse, en Belgique ou ailleurs, ne souffre pas d’un problème d’audience, mais bien d’un souci économique : le périmètre de ses ventes est fortement limité par rapport à son potentiel sur le marché des lecteurs, mesuré via les études de lectorat. Nous avons en effet calculé que pour chaque numéro ou édition vendus, on pouvait compter près de 8 lecteurs «embarqués» gratuitement. En cela il faut comprendre que ces lecteurs ont soit consulté une édition achetée par d’autres, soit se sont limités aux courtes informations disponibles en ligne.

Et malheureusement, l’audience captée par les différentes éditions s’avère difficilement monétisable auprès des annonceurs publicitaires : on observe en effet une baisse très sensible des investissements publicitaires dans la presse imprimée, illustrée dans le graphique 2 ci-dessous.

Toujours à la lumière du graphique 2, le report de la publicité sur les canaux numériques échappe en grande partie aux acteurs locaux. Des sources concordantes rapportent qu’une large majorité du chiffre d’affaires publicitaire réalisé sur Internet – 70 à 80% voire plus selon certains – échoit aux plateformes technologiques: les fameux GAFAM ou GAMAM, soit Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon et Microsoft.

L’avenir en trois questions

Une fois ces constats effectués, nous nous focalisons sur l’avenir. Cet avenir se dessine au regard de trois questions, ou problématiques,outes plus ou moins liées au numérique.

La première concerne l’avenir des éditions imprimées, compte tenu des tendances persistantes à la fois dans la distribution et dans la consommation d’informations. Il est probable qu’à terme, les éditeurs considèrent intenable la logistique nécessaire aux éditions papier et en limitent la diffusion (par exemple uniquement le week-end), voire les suppriment, dans un mouvement plus radical. Pourtant, une enquête française rapporte des niveaux importants d’attachement des lecteurs de presse en général aux versions papier. À la question « Vous personnellement, diriez-vous que vous êtes très attaché, plutôt attaché, plutôt pas attaché ou pas attaché du tout à la lecture sur papier ? », 38% des répondants se disaient « très attachés » et 44% « assez attachés » à la lecture papier. Plus loin, la même enquête distingue le digital pour l’accès rapide à l’information et le papier pour assimiler cette information : 74% des lecteurs concernés préfèrent le format digital pour les articles courts, représentatifs d’une actualité chaude, et 69% des concernés déclarent préférer le papier pour une lecture approfondie.

La deuxième question se focalise sur la commercialisation. En tant qu’offre commerciale, l’information constitue un « produit » attractif, mais il s’avèrera probablement toujours complexe à monétiser auprès du public des lecteurs. L’analyse du passé montre que les prix pratiqués vis-à-vis des lecteurs ont augmenté plus vite que l’inflation, ce qui a évidemment contribué à resserrer les ventes des journaux. Dans un contexte de concurrence entre offres d’information et de divertissement, de forte hausse des prix et d’offres « gratuites » d’actualité disponibles via Internet, la propension des lecteurs à payer pour l’information qu’ils consomment représente un défi d’importance vitale.

Enfin, notre troisième question se centre sur la nécessaire diversification des revenus, apparemment déjà entamée chez les éditeurs concernés. Sur le plan des revenus, la directive européenne relative aux droits d’auteur, transposée en droit belge en juin 2022, pourrait apporter aux groupes d’édition belges une aide utile, mais peut-être pas décisive. Souvent désignée par le « droit voisin » qu’elle instaure, la directive vise à obliger les plateformes technologiques à indemniser les éditeurs producteurs des contenus que ces plateformes monétisent de leur côté. Nos estimations des retombées potentielles de cette compensation font toutefois état de rentrées financières limitées.

De l’économique au politique

In fine, si l’avenir économique de la presse d’information est clairement digital, est-il souhaitable qu’il ne soit que digital ? C’est là que, d’une réflexion purement économique, on passe à une réflexion sur les bénéfices qu’apporte la presse sur le plan sociétal, voire politique. Les statistiques nous enseignent que les formats courts et l’actualité à chaud dominent dans les comportements de lecture sur écran, au risque d’exacerber l’émotionnel dans la sphère publique.

Motivée par des considérations économiques, l’évolution de la presse quotidienne d’information en ce début de 21e siècle ne sera pas nécessairement neutre pour la sphère publique, donc politique. Or, si l’aide publique à la presse repose sur l’influence positive que le média peut avoir sur la vie politique et la formation des opinions, les changements que vit cette même presse pourraient amener à reconsidérer ce soutien; ou à le moduler autrement. Il pourrait notamment faire l’objet de balises qui, par exemple, sécuriseraient les contenus longs et approfondis, voire les éditions papier, étant donné qu’ils en sont les supports privilégiés.

 

Publication de référence : Cools, B. (2023). Presse quotidienne belge : passé, présent et futur économiques. Courrier hebdomadaire du CRISP, 27(2552), 5-48.

 

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