La diplomatie de l’insulte: oxymore ou véritable stratégie?

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Un billet rédigé par Élise Rousseau.

"Hyène folle", "petite frappe", "tueur", … Non, il ne s’agit pas de mots échangés dans une cour de récréation mais bien d’insultes proférées dans des contextes diplomatiques depuis le début de l’année 2021. Par exemple, le 19 mars, l’ambassadeur de Chine en France qualifie le chercheur français Antoine Bondaz de "petite frappe" sur Twitter à la suite de la prise de position de ce dernier au sujet d’une visite de parlementaires français à Taïwan. Pour le chercheur français, spécialiste de la Chine, cette insulte est un moyen, à travers lui, "d’attaquer les positions françaises. Et l’ambassadeur ne s’adresse pas aux Français, mais directement à Pékin". La réponse de Paris ne se fait pas attendre et l’ambassadeur est convoqué au Quai d’Orsay pour ses propos jugés "inacceptables". Quelles sont les motivations qui se cachent derrière l’usage de l’insulte en relations internationales? Pourquoi Antoine Bondaz estime-t-il que l’ambassadeur s’adresse, non pas aux Français, mais aux Chinois?

Si la diplomatie de l’insulte a acquis une visibilité nouvelle depuis la présidence de Donald Trump, le New York Times ayant même été jusqu’à publier une liste monumentale des insultes proférées par l’ancien président des États-Unis, il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène nouveau. Dans l’article "‘Filthy Lapdogs’, ‘Jerks’, and ‘Hitler’ : Making sense of International Insults" paru dans International Studies Review, nous suggérons, à notre connaissance, la première exploration théorique de l’usage de l’insulte verbale en relations internationales.

Des insultes verbales volontaires

Le paysage des insultes peut être complexe à appréhender, en particulier en politique internationale où plusieurs cultures sont, par définition, amenées à se rencontrer. Dans le cadre de notre article, nous nous sommes focalisés sur les "dysphémismes", c’est-à-dire les mots et les expressions utilisés de manière dérogatoire ou, en d’autres termes, les insultes verbales volontaires.

Le choix de cette focale n’est pas anodin car le phénomène correspond à la forme de violence verbale ultime en diplomatie et en relations internationales. Pensons par exemple à la fameuse dépêche d’Ems, un télégramme soigneusement préparé par Bismarck en 1870 pour faire croire à la France que celle-ci avait été insultée par l’empereur prussien, et, par là-même, lui donner un prétexte pour déclarer la guerre contre la Prusse.

Ainsi, en particulier parce qu’elle a souvent fait office de casus belli, l’usage de l’insulte surprend en diplomatie, un contexte habituellement caractérisé par une attention particulière au respect et à la politesse. Pourquoi risquer la bonne entente entre États? Quelles sont les dynamiques de la diplomatie de l’insulte au XXIe siècle?

L’insulte en tant qu’acte de langage

Une première conceptualisation de l’insulte verbale volontaire en relations internationales consiste à considérer celle-ci comme un acte de langage, c’est-à-dire comme une formule permettant à un locuteur d’agir sur son environnement. Cette approche, qualifiée de "pragmatique", est considérée réussie quand l’insulte déstabilise la cible et crée une nouvelle situation sociale.

D’un point de vue théorique, l’approche pragmatique repose sur une combinaison originale de la philosophie du langage ordinaire de John L. Austin et des travaux d’Erving Goffman sur la notion de « face ». En effet, l’acte de langage attaque directement la « face » de la cible, c’est-à-dire l’image qu’il ou elle veut renvoyer de lui-même ou d’elle-même et qui doit être protégée pour qu’une interaction continue. En attaquant la face d’autrui, l’insulte altère une interaction sociale, allant potentiellement jusqu’à la rupture.

L’insulte en tant qu’acte de langage peut impacter les relations entre États de deux manières. Premièrement, elle peut perturber le "calcul rationnel" des dirigeants et négociateurs, c’est-à-dire les informations sur lesquels ils se basent pour évaluer quelle option leur sera la plus bénéfique. Par exemple, un dirigeant, tel que Donald Trump, formulant des insultes cherche peut-être à se construire une réputation de détermination ou une réputation menaçante. L’insulte devient ici une mise en garde, impactant la perception que les autres auront de lui, et donc les informations sur lesquelles ils se baseront pour prendre une décision.

Deuxièmement, l’insulte peut aussi avoir un effet perturbateur au niveau des pratiques diplomatiques. Par exemple, des insultes proférées au cours d’un sommet du G7 ou à l’Assemblée générale des Nations Unies peuvent être une manière de remettre en question le statu quo et les pratiques dominantes de l’ordre international. Pensons, par exemple, à la longue diatribe d’Hugo Chavez à l’ONU en 2006 accusant le "diable" George W. Bush de vouloir préserver "la dictature mondiale" de "l’empire américain".

L’insulte en tant que catégorie sociale

Une deuxième conceptualisation de l’insulte verbale directe consiste à considérer celle-ci comme constructrice de sens. Contrairement à l’approche par les actes de langage où le seul fait de formuler une insulte suffit à produire un effet, cette deuxième approche se focalise sur le contenu, sur le sens de l’insulte et sur ses effets sur l’identité des interlocuteurs concernés.

D’un point de vue théorique, cette approche puise principalement dans la théorie de l’identité sociale qui met en évidence les processus psychologiques à l’œuvre dans les changements sociaux. D’un côté, l’insulte assignée à un groupe autre contribue à construire, en miroir, une identité positive du groupe formulant le dysphémisme. De l’autre côté, cette insulte peut avoir un effet sur la construction de l’identité du groupe autre, allant potentiellement jusqu’à la stigmatisation de celui-ci.

Ces dynamiques se retrouvent en relations internationales. Premièrement, le fait d’insulter un État peut renvoyer une image positive de l’État d’où émane l’insulte. Par exemple, durant la guerre froide, les dirigeants de l’URSS étaient souvent dépeints comme étant "irrationnels", "malades" ou encore "dépravés" aux États-Unis, ce qui contribua à créer une image négative de l’URSS tout en présentant une image positive du camp américain.

Deuxièmement, l’usage de l’insulte pour caractériser un groupe social peut avoir des conséquences dramatiques pour ce dernier. Un exemple extrême est celui de la constante caractérisation des Tutsis rwandais de "cafards" à la radio et dans les discours officiels pro-génocidaires, ce qui contribua à catégoriser une population entière comme un parasite devant être éradiqué.

Un instrument au service du populisme et de la propagande

La question du public et de la réception de l’insulte est primordiale: à qui s’adresse-t-elle? Dans l’épisode évoqué en introduction, le chercheur Antoine Bondaz affirme qu’en l’insultant, l’ambassadeur de Chine s’adressait en fait à Pékin. En effet, une insulte proférée contre un acteur étranger peut parfois viser, non pas cet acteur, mais la population du pays auquel appartient le politicien ou le diplomate. Quand Nigel Farage insulte Herman Van Rompuy au Parlement européen en 2010, cherche-t-il avant tout à offenser l’Union européenne ou à rallier l’opinion britannique à ses idées?

Quand le public est la cible première du discours, les deux approches présentées ici se combinent, les mots injurieux sont sélectionnés avec soin – pour N. Farage, H. Van Rompuy est originaire d’un "non-pays", la Belgique, il s’opposerait donc à l’idée d’État-nation – dans le but de créer un récit national ou, encore, une propagande bien précise.

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Si l’usage de l’insulte dans les cercles diplomatiques peut surprendre, il n’en demeure pas moins un phénomène relativement fréquent des relations internationales au XXIe siècle. Entre acte stratégique délibéré et processus de création identitaire, l’insulte internationale joue le rôle de catalyseur des passions, aux conséquences parfois imprévisibles.

Article de référence:
Rousseau E. et Baele S. (2020) “‘Filthy Lapdogs’, ‘Jerks’, and ‘Hitler’: Making sense of International Insults”, International Studies Review, Online.

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Élise Rousseau est docteure en Science politique de l’Université de Namur. Ses recherches portent sur les jeux de blâme en diplomatie, en particulier dans le cadre du Processus de Kimberley. Elle est actuellement chercheuse visiteuse à Queen Mary University of London et membre de l’équipe éditoriale de BePolitix.

 

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(1) "United Nations Headquarters" by United Nations Photo is licensed under CC BY-NC-ND 2.0. (2) Photo by John Cameron on Unsplash. (3) "42-23390465" by Globovisión is licensed under CC BY-NC 2.0.