Une seule génération, une seule voix? Le pouvoir de mobilisation des grèves scolaires pour le climat en Belgique

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Un billet de Anneleen Kenis.

Il y a trois ans, trois mille jeunes répondaient à l’appel lancé sur Facebook par Anuna de Wever et Kyra Gantois, les invitant à brosser les cours pour le climat. Une semaine plus tard, ils et elles étaient 14.000 dans les rues, et la semaine suivante, 35.000. Au total, vingt jours de grève de l’école ont eu lieu, alimentant le mouvement global des grèves scolaires et étudiantes pour le climat.

L’émergence de nouveaux mouvement sociaux est toujours intrigante: pourquoi certaines mobilisations n’attirent-elles que quelques douzaines de personnes alors que d’autres culminent à plusieurs milliers? Qu’est-ce qui a fait l’attractivité des grèves pour le climat? Sans aucun doute, le changement climatique est une menace sérieuse, mais la menace en elle-même n’explique pas entièrement le succès du mouvement. Le changement climatique fait partie du débat public depuis des décennies, et pourtant, il a fallu attendre 2019 pour que des mobilisations d’une telle ampleur aient lieu.

La politique et la passion

Dans ce qui suit, je m’appuie sur le cadre théorique de Chantal Mouffe et Jacques Rancière afin de comprendre le succès des grèves belges pour le climat, ainsi que leur fin prématurée. Pour ce faire, j’analyse la manière dont le mouvement a construit discursivement sa propre lutte et ses stratégies. Je décris ici le mouvement comme un acteur unifié, faisant en partie abstraction de la diversité qui le caractérise en interne. A première vue, la rhétorique de ce mouvement ne semble pas être très différent de discours de mobilisations précédentes. "Il n’y a pas de planète B", "Agissons maintenant" ou "La justice climatique maintenant" sont des slogans qui ont déjà été utilisés au cours de la plupart des manifestations écologistes au cours de cette décennie.

Grève des étudiants & colégiens

Ce qui est différent et explique, selon moi, la force mobilisatrice du mouvement, est l’idée que c’est légitime, et même nécessaire de manquer les cours pour aller manifester contre le réchauffement climatique. Les détracteurs opposant aux jeunes grévistes l’argument qu’ils et elles pourraient manifester le week-end manquent ainsi l’essence de ce qu’est une mobilisation réussie. C’est le caractère subversif et conflictuel du mouvement qui fait naître la passion pour la lutte.

Ce n’est donc pas le fait que les grévistes demandent une réelle action climatique qui a causé le plus de réaction, mais bien l’idée qu’il est légitime et impératif de sécher les cours pour manifester. L’organisation Youth for Climate a ainsi pu dire qu’ "il ne sert à rien de continuer à aller à l’école si aucun futur ne nous attend." Les réactions ne se sont pas fait attendre : qui décide de ce qu’est une cause principale et universelle ? Les élèves peuvent-ils et elles sécher les cours pour toutes les questions sociétales potentiellement pertinentes? L’enseignement obligatoire n’est-il pas un but important en lui-même?

D’autres critiques ont pu mentionner qu’il était étrange de manquer l’école pour le climat alors que l’éducation, la science, l’innovation et l’expertise sont des fondamentaux du combat contre le changement climatique. Les élèves ne se sont pourtant pas laissé démener et ont pu répondre que si la recherche scientifique était si importante, il parait surprenant que rien ne soit fait avec les découvertes des sciences du climat. Les jeunes dénoncent de la sorte l’approche technocratique de leurs opposants.

En se distançant de la place qui leur est attribuée dans la société, et en perturbant le cours normal des choses, les grévistes se sont constitués en sujets politiques, qui agissent dans le ici et maintenant, comme le dirait  Rancière. De même, comme Chantal Mouffe l’a montré, le conflit créé permet d’attiser les passions et de mettre en mouvement des processus de subjectivisation politique.

File:Geneva climate strike, in front of Credit suisse, 27 September 2019 (cropped).jpg

Une seule génération, une seule voix?

Les grévistes n’ont peut-être pas réalisé que leurs stratégies auraient un tel impact politisant. En fait, ces jeunes ont préféré qualifier leurs propres interventions d’apolitiques. Comme le mentionne Youth for Climate, ils et elles partent d’ "un point de vue apolitique, car le climat est une cause qui concerne tout le monde." Pourtant, dans la mesure où le mouvement fait apparaitre clairement une division, il s’agit en fait d’une ligne de conflit intergénérationnelle. Avec des slogans tels que "Ne brulez pas notre futur", "Notre monde, notre futur, nos choix", les élèves et étudiants mobilisés accusent les générations précédentes de ne leur avoir laissé que des perspectives bien sombres.

Pourtant, des détracteurs ont critiqué le ‘double standard’ de la ‘nouvelle génération’, mettant en évidence leurs incohérences, notamment l’habitude de beaucoup d’entre elles et eux de prendre l’avion. Malgré l’argument des jeunes qui ont rétorqué que des changements structurels étaient nécessaires en plus du niveau individuel, la critique a tout de même touché un point sensible. En effet, les slogans tels que "Une génération, une voix" ont tendance à présenter la génération comme homogène, obscurcissant les inégalités fortes qui mineront "leur futur commun", mais aussi celles qui ont déjà lieu ici et maintenant.

Cependant, cela ne signifie pas qu’une division intergénérationnelle ne peut avoir d’effet politisant. Plusieurs mouvements sociaux ont en effet voulu insuffler un changement sociétal en insistant sur la séparation entre générations et se distançant de leur héritage. Ce fut certainement le cas lors des révoltes de Mai ’68. D’importantes différences persistent néanmoins: les grèves scolaires ne partaient pas tellement d’un désir d’un futur meilleur, mais bien d’un besoin de changement pour préserver ce qui existe. Alors que le futur des soixante-huitards était ouvert, celui des jeunes d’aujourd’hui semble hanté par un passé d’émissions accumulées. Les soixante-huitards réaliseraient le changement eux-mêmes, les grèves scolaires s’adressent aux dirigeants. De plus, en Mai ‘68 la politisation du discours sur le futur allait de pair avec de clivages politiques très prononcés dans l’immédiat.

Seating à Metz lors des manifestations de Mai 68 - Paul de Busson

Juges et scientifiques

Les grévistes prétendent qu’ "il est important de toucher tout le monde afin de résoudre le problème climatique ensemble". Par conséquent, leurs demandes, telle que la création d’une Loi Climat, sont nécessairement vides. On peut ainsi lire de leur part: "Ce qu’il faut faire précisément n’est pas quelque chose que Youth for Climate doit déterminer, il y a assez d’experts qui sont actuellement ignorés." Rendre ce rôle essentiel aux experts et expertes à propos des mesures concrètes à avancer a des points positifs: cela met en jeu une certaine modestie par rapport à la complexité de la crise climatique. Cela permet aussi au mouvement de rester uni derrière un objectif et d’inclure d’autres acteurs et actrices.

Cependant, cette stratégie comprend aussi des risques: laisser la décision finale aux mains de juges et de scientifiques nourrit un discours technocratique et fragilise la voix des citoyens et citoyennes, ce qui était exactement ce que le mouvement critiquait en premier lieu. Il y a toujours de la politique impliquée dans une narrative apparemment apolitique et techniciste, mais elle reste cachée. De plus, les demandes générales telles que "l’action climatique" rendent la tâche aisée aux autres acteurs qui peuvent alors se contenter de paroles et du business as usual.

Cet élément peut expliquer en partie la raison du déclin du mouvement après quelques mois, sans résultats probants. Des demandes plus spécifiques, telles que la fermeture de l’aéroport de Deurne, ou l’arrêt des subsides pour les voitures de société auraient au contraire pu pointer du doigt les réelles fautes et adversaires politiques. Elles auraient également effacé l’illusion que ‘nous sommes tous dans le même bateau’ en rendant clair qui sont les amies et qui sont les ennemis.

Publication de référence: Kennis, A. (2021) Clashing Tactics, Clashing Generations: The Politics of the School Strikes for Climate in Belgium. Politics & Governance 9 (2), pp. 134-145.

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Anneleen Kenis est chercheuse post-doctorale au FWO. Ses traveaux portent sur la temporalité, la politique et le changement climatique. Elle est associée à la division de géographie de la KULeuven, ainsi qu’au Centre pour le développement durable (CDO) de l’UGent. Elle est actuellement chercheuse invitée à l’UCambridge.

 

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Pictures: 'Grève des étudiants & colégiens' by Patrice Calatayu licensed under CC BY-SA 2.0, 'Grève des étudiants & colégiens 2' by Patrice Calatayu licensed under CC BY-SA 2.0, 'Geneva climate strike' by MHM55 licensed under CC BY-SA 4.0, 'Seating à Metz lors des manifstations de Mai 68 - Paul de Busson' by Bibliothèques médiatiques de Metz licensed under CC BY-NC-SA 2.0.