Les inégalités d’engagement militant dans les luttes contre les expulsions au Brésil et en Afrique du Sud

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Un billet de Margaux De Barros.

26 septembre 2018, 19h, Woodstock, Le Cap. Une centaine d’habitants expulsés de leur logement et occupants de l’ancien hôpital de Woodstock assistent à la réunion hebdomadaire du mouvement Reclaim The City. Les leaders guident la réunion. Soraya annonce la prochaine manifestation et souligne la nécessité d’une mobilisation massive. Adoptant un ton offensif, Fatima l’interrompt et reproche aux habitants leur manque d’assiduité: "We need to be all together, we cannot fight the fight alone, we are doing it for you. You are the people occupying, not us! So at least give your input, come to pickets or whatever we plan. Don’t say you’re going to come and then you don’t come".

Les inégalités de participation sont fréquentes au sein des groupes. Qui ne s’est jamais agacé du manque d’implication d’une autre personne, ou trouvé confronté à une personne irritée par le faible investissement de quelqu’un? Que ce soit au travail, dans les études ou les tâches domestiques, le manque d’implication des uns peut entrainer l’exaspération des autres. Normes et contraintes sociales limitent ces comportements, mais celles-ci peuvent aisément être déjouées.

Aussi triviales puissent-elles paraitre, ces variations de l’engagement peuvent avoir des conséquences sur les entreprises collectives, conduisant par exemple à leur affaiblissement. C’est pour cette raison que Fatima, dans l’épisode décrit ci-dessus, recadre les participants du mouvement de lutte contre les expulsions, les exhortant à se mobiliser et à ne pas compter sur la seule action de leurs représentants. Pour cette leader, seule la mobilisation massive des résidents est en mesure d’infléchir la position de la municipalité quant aux expulsions qui affectent leur quartier. Le manque de ressources des résidents rend d’autant plus indispensable leur mobilisation en nombre.

La thèse que j’ai réalisée, en écho à cet épisode, se consacre aux logiques différenciées de l’engagement militant d’habitants menacés d’expulsion et vise à répondre aux questions suivantes: pourquoi les habitants mobilisés au sein de mouvements de quartier s’engagent selon des modalités différenciées? Comment ces inégalités d’engagement sont-elles rendues possibles et comment sont-elles gérées par les collectifs militants?

Pour dévoiler les logiques de l’engagement différencié, j’ai opté pour une démarche empirique inductive. C’est en m’imprégnant de la vie sociale des quartiers, au gré des rencontres avec ses habitants, que j’ai construit l’objet de cette recherche. Entre 2015 et 2018, j’ai mené plusieurs enquêtes de terrain au sein de deux quartiers: la Vila Autódromo à Rio de Janeiro et Woodstock au Cap. Tandis que dans le premier quartier, les habitants sont menacés d’expulsions collectives, dans le second, ils sont affectés par un processus de gentrification qui se manifeste par le remplacement progressif des classes populaires par une classe moyenne aisée.

Ces quartiers sont aussi des lieux de contestation, dans lesquels les habitants, marqués par une histoire commune, se mobilisent pour défendre le maintien de leur logement sur place. J’ai donc examiné la lutte des habitants de la Vila Autódromo, menacés d’expulsions depuis 2010 et celle des habitants de Woodstock, lesquels se sont regroupés en 2016 pour former le mouvement Reclaim The City. En 2016, Reclaim The City occupe un ancien hôpital public dans lequel résident plus de 900 habitants expulsés de leurs logements.

La comparaison entre ces deux quartiers m’a paru pertinente puisque les villes du Cap et de Rio de Janeiro dans lesquels ils se situent, constituent des cas emblématiques pour penser les rapports de force liés à la production urbaine. La mise en œuvre de politiques urbaines favorisant la ségrégation sociale et raciale a eu des conséquences durables sur la vie quotidienne des habitants ainsi que sur leurs représentations et expériences. Je présente ici les trois principaux apports de cette recherche.

Le façonnage du militantisme

J’ai d’abord montré que les leaders des deux mouvements déploient certains dispositifs pour encourager le militantisme de leurs membres et le perpétuer. Ils utilisent trois principaux outils de façonnage du militantisme pour assurer la conformité des résidents aux mouvements auxquels ils appartiennent. Les deux premiers, l’éducation populaire et les événements de convivialité constituent des vecteurs d’attachement à la cause tandis que le troisième, le contrôle social, sert principalement à consolider la cohésion interne et à empêcher l’émergence de scissions et d’oppositions au sein du groupe.

Dans les deux cas, la superposition entre voisinage et groupe militant implique une forte contrainte sociale. Les membres des collectifs militants sont presque constamment soumis au regard de voisins qui sont aussi leurs "camarades". Ce fort contrôle social décourage les défections qui sont alors perçues comme une trahison.

Une typologie des engagements

Pour les organisateurs de Reclaim The City et les leaders de la Vila Autódromo, l’engagement constitue donc une norme collective à laquelle les habitants doivent se soumettre et qui garantit l’avancée des demandes du mouvement social. En outre, malgré les dispositifs destinés à fidéliser les habitants à la lutte, tous ne se mobilisent pas. Observant divers degrés de (non-)participation au sein des mouvements sociaux, je suis parvenue à conceptualiser trois types d’engagements principaux qui dérogent à l’engagement total préconisé par les représentants des mouvements d’habitants.

Le premier, "l’engagement situé", est circonscrit à l’espace du groupe mobilisé et se caractérise par un investissement ponctuel et limité aux activités quotidiennes de l’espace de vie ainsi qu’aux réunions d’organisation du mouvement. Le second, le "mésengagement", est un repli presque total des individus sur leur sphère privée. Il traduit une défiance envers les représentants du groupe ou une incompréhension quant à ses modalités d’action ou aux conditions de régulation de l’occupation, lesquelles sont perçues comme trop contraignantes. Le troisième, le "désengagement", est le retrait d’une personne du groupe mobilisé, lequel se caractérise par un départ définitif du quartier. Pour l’aspirant au départ, le désengagement est le fruit de transactions sociales et identitaires, élaborées pour rendre acceptable cette décision et éviter d’être considéré comme un traitre à la cause.

Les effets des inégalités d’engagement sur les mouvements sociaux

Enfin, j’ai étudié dans quelle mesure ces inégalités d’engagement participent à un réajustement de la structure organisationnelle et des activités militantes. Ainsi, j’ai mis en évidence la façon dont les collectifs militants ajustent leurs répertoires d’action aux fluctuations du militantisme des habitants. Dans le cas de la Vila Autódromo, j’ai montré que les désengagements individuels, facilités par un relâchement du contrôle social, ont conduit à une démobilisation collective. A Woodstock, j’ai exploré l’abandon des modes d’actions protestataires et le déploiement de nouvelles activités (jardin partagé, réunions non-mixtes etc.).

Ces stratégies n’en sont pas moins politiques. Tournées vers l’avenir, elles œuvrent à l’amélioration des conditions de vie des résidents, et contribuent à une transformation des rapports sociaux. Enfin, si ces mouvements n’obtiennent pas nécessairement les effets politiques escomptés, ils participent à la politisation des habitants et ouvrent la voie à d’autres groupes qui leur succèderont.

 

Publication de référence: De Barros, M. (2021). Habiter la lutte. Sociologie de l'engagement contre les expulsions à Rio de Janeiro et au Cap. Thèse de doctorat en sciences politiques, Université libre de Bruxelles.

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Margaux De Barros est post-doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles. Ses domaines d’expertise englobent l’action collective et la participation politique dans les quartiers populaires.

 

 

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Pictures: 'Vila Autódromo Conversa com Prefeito' by CatComm-ComCat-RioOnWatch licensed under CC BY-NC-SA 2.0, 'Vila Autódromo - Area of social interest. We want to stay' by CatComm-ComCat-RioOnWatch licensed under CC BY-NC-SA 2.0, 'Reclaim the City movement' by Margaux De Barros with all rights reserved to the author, 'Reclaim the City meeting' by Margaux De Barros with all rights reserved to the author.