De l’Ukraine à la Belgique: quel impact de la crise institutionnelle de l’Église orthodoxe ?

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Un billet rédigé par Serge Model.

Géopolitique, le conflit entre Kiev et Moscou à l’est de l’Ukraine s’est révélé également géoreligieux. Primat d’honneur de l’ensemble de l’Église orthodoxe, le patriarche pro-occidental de Constantinople (Istanbul) a reconnu, en octobre 2018, l’autocéphalie, c'est-à-dire l'indépendance ecclésiastique, de l’Église orthodoxe ukrainienne, au grand dam de l’Église orthodoxe russe dont cette dernière relevait depuis 1686 (et dont une bonne part continue à ressortir). En réaction, le puissant patriarcat de Moscou a rompu ses relations avec son "Église-mère", et les douze autres Églises orthodoxes existantes ont été sommées de "choisir leur camp".

À cette controverse est venue s’ajouter la question du sort de l’archevêché-exarchat d’origine russe en Europe occidentale, dont le siège se trouve à Paris, aboli par Constantinople qui le chapeautait, et dont une partie a rejoint l’obédience moscovite, remaniant ainsi la carte de l’orthodoxie ouest-européenne.

Depuis, la conciliarité (concertation), tant vantée par les orthodoxes comme modèle organisationnel de l’Église, apparaît en crise : les deux protagonistes campent sur leurs positions, et entre orthodoxes "grecs" et "slaves" se creuse une fracture que certains comparent déjà au grand schisme entre Catholiques et Orthodoxes en 1054.

Plus qu’une simple question de gouvernance -- rebaptisée par les plaisantins le "Game of Thrones" orthodoxe -- un problème ecclésiologique fondamental semble se poser à cette Église, que les mécanismes de droit canonique hérités du Moyen-Âge ne paraissent guère pouvoir résoudre. En filigrane ressurgit une vieille interrogation manifestement dans l’air du temps : "Vaut-il mieux être second à Rome ou premier dans son village ?"

Relativement discrète chez nous, cette "autre forme de christianisme" que constitue l’Église orthodoxe occupe le devant de la scène religieuse dans certains pays, comme en Russie, en Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie, en Serbie, en Géorgie, en Macédoine du Nord, ou au Monténégro. Ailleurs, en Turquie, en Albanie, au Liban ou en Syrie, elle exerce également un rôle important, quoique plus modeste. Notons qu’au sein de l’UE, il y a actuellement quatre États à majorité orthodoxe (la Grèce, Chypre, la Bulgarie et la Roumanie) et d’importantes minorités orthodoxes dans d’autres (Pologne, République tchèque, Finlande). En tout, plus d’une quarantaine de millions de citoyens européens – sur cinq cents – relèvent de cette tradition.

En Belgique, un culte minoritaire mais reconnu

En Belgique, les chrétiens orthodoxes sont, pour l’essentiel, issus de diverses émigrations des XIXe et XXe siècles. Les Russes fuyant la révolution bolchévique de 1917, les Grecs venus travailler dans les mines de charbon à partir des années 1950, les Roumains et autres ressortissants de l’Est durant la Guerre froide et surtout depuis la chute du mur de Berlin – tous ont trouvé chez nous une "seconde patrie". Des Belges ou Occidentaux ont également adhéré à cette Église : l’actuel primat orthodoxe de Belgique – le métropolite (archevêque) Athénagoras Peckstadt – est un Gantois d’origine.

Un récent Courrier hebdomadaire du CRISP (n° 2399-2400) présente ce culte officiellement reconnu en Belgique. Quoique minoritaire – 100.000 membres environ, toutes provenances, langues et traditions confondues – la communauté orthodoxe a, de fait, été reconnue en 1985 par l’État belge, au même titre que les cultes catholique, protestant, anglican, israélite, islamique et que la laïcité organisée.

Cette légitimation a accordé aux orthodoxes le bénéfice des règles appliquées aux autres cultes : reconnaissance (initialement par l’État, ensuite par les trois Régions et la Communauté germanophone) de paroisses déterminées, avec traitement pour leurs desservants et subsides éventuels ; possibilité d’intervention dans les médias (radio et télévision), les hôpitaux et les prisons ; organisation de cours de religion dans les établissements d’enseignement public.

Aujourd’hui, notre territoire compte plus d’une soixantaine de lieux de culte orthodoxe : paroisses, chapelles, missions, petits monastères, fonctionnant dans des langues et selon des coutumes diverses, propres à chaque tradition. Si, en effet, l’Église orthodoxe est unie par une foi et une identité commune, elle se caractérise également par une grande variété d’usages, et une certaine complexité de structures.

Le Courrier hebdomadaire cité décrit ainsi les différentes "juridictions" orthodoxes présentes en Belgique, depuis les diocèses des patriarcats de Constantinople, de Moscou et de Géorgie jusqu’aux paroisses (roumaines, serbes, bulgares) relevant d’évêchés situés hors de nos frontières. Avant la crise autour de l’Ukraine, ces communautés se fréquentaient volontiers, et un sentiment d’unité équilibrait le pluralisme inhérent à ce culte.

Une Église pacifiquement intégrée dans le paysage religieux belge

Conscients que ces motifs de dissension ne sont pas fondamentaux et qu’il faudra bien se réconcilier un jour, la plupart des chrétiens orthodoxes en Belgique ou en Europe occidentale tentent de ne pas importer chez nous cette rupture, même s’ils en subissent les conséquences (interdiction au clergé et aux fidèles du patriarcat de Moscou de participer aux célébrations dans les églises d’obédience constantinopolitaine ; politique de la chaise vide russe dans les organismes communs comme la Conférence épiscopale orthodoxe du Benelux ou le Comité des Représentants des Églises orthodoxes auprès de l’Union européenne). Par ailleurs, s’ils peuvent se trouver en désaccord avec certaines législations des pays occidentaux où ils sont installés (en matière éthique, par exemple), les responsables orthodoxes s’affirment généralement respectueux du système politique et social de ceux-ci, et ne sont porteurs à cet égard d’aucune revendication particulière.

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Pour résumer, on pourrait dire que si, dans d’autres contrées, elle se situe parfois au cœur de la confrontation, dans notre pays l’Église orthodoxe – soit, l’ensemble des communautés "partageant de façon cohérente des dogmes et des liturgies de filiation byzantine, organisées en églises nationales autocéphales mais réunies en synode sous la présidence honorifique du patriarcat de Constantinople" – a trouvé sa place dans le paysage religieux et participe pacifiquement au vivre-ensemble d’une société multiculturelle, comme on dit aujourd’hui.

Référence:
Model, S. (2018), « L’Église orthodoxe en Belgique », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2399-2400, 62 p.

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Serge Model est directeur d’administration à la Chambre des Représentants et doctorant en science politique à l’Université catholique de Louvain. Ses recherches portent sur le rôle de l’Église orthodoxe russe dans les relations extérieures de l’Union soviétique (1917-1991).