Vote stratégique en Belgique: mythe ou réalité?

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Les électeurs ne votent pas toujours pour leur parti préféré. Quand ce parti est trop petit et n’a aucune chance de gagner l’élection, certains décident de voter pour leur deuxième ou troisième parti préféré de manière à peser davantage sur le résultat final. Selon la croyance populaire, ce type de « vote stratégique » ou « vote utile » n’existerait pas dans les pays utilisant un mode de scrutin proportionnel tels que la Belgique ; sous prétexte que la représentation proportionnelle permet aux petits partis d’exister et donc d’avoir une chance de gagner. Dans un récent article synthétisé ici, nous montrons que, contrairement à cette croyance populaire, il y a bel et bien une pratique de vote stratégique en Belgique. En effet, en analysant les données de deux sondages réalisés pendant les élections de 2014, nous démontrons que la probabilité de voter pour un parti est fortement influencée par les chances de ce parti (1) d’avoir au moins un siège dans la circonscription du répondant et (2) de faire partie de la coalition gouvernementale. Par ailleurs, nous simulons les gains des différents partis dans le cas où il n’y aurait pas de vote stratégique.

Votes stratégiques en Belgique

Il existe au moins deux types de vote stratégique en Belgique : l’un au niveau du parlement, l’autre au niveau du gouvernement. Pour l’instant, 13 partis sont représentés au Parlement fédéral belge, six au Parlement wallon et sept au Parlement flamand. Le mode de scrutin proportionnel est en partie responsable du nombre élevé de partis. Toutefois, il existe toujours de nombreux partis qui se présentent aux élections mais qui n’ont aucun siège. C’est par exemple le cas du PVDA en Flandre qui n’a, pour le moment du moins, aucun parlementaire régional ou fédéral. De plus, certains des partis qui ont une représentation parlementaire n’ont pas d’élu dans toutes les circonscriptions du pays. Par exemple, en 2014, ni Groen, ni le Vlaams Belang n’ont obtenu suffisamment de votes pour avoir un siège au fédéral dans la province du Limbourg. De la même manière, toujours au fédéral, Ecolo n’a pas d’élu dans la province du Luxembourg et le CDH n’en a pas dans celle du Brabant-Wallon. Ainsi, les supporters de petits partis comme le PVDA, de même que les supporters de partis de taille moyenne, vivant dans des circonscriptions où ces partis sont trop petits pour avoir des élus, ont intérêt à voter stratégiquement pour un parti qui est plus grand et qui a plus de chances d’obtenir au moins un siège. C’est le premier type de vote stratégique au niveau du parlement. Le deuxième type de vote stratégique est dû à l’existence de coalitions gouvernementales. Comme aucun parti n’obtient jamais la majorité des sièges en Belgique, il est nécessaire de former des coalitions entre partis afin de former un gouvernement. Cependant, les divergences d’opinion entre partis font que certaines combinaisons de coalitions sont peu probables, voire impossibles. Par exemple, l’existence d’un cordon sanitaire isolant le Vlaams Belang des autres partis flamands et wallons rend quasiment impossible la formation de toute coalition incluant ce parti. De même, en 2014, il était très peu probable que le PS et la N-VA forment ensemble un gouvernement tant leurs dirigeants respectifs s’étaient exprimés contre cette possibilité durant la campagne. En Belgique, prédire la composition d’un gouvernement, même au lendemain des élections, est une tâche compliquée du fait de la multitude de partis. Toutefois, cela n’empêche pas les experts et les citoyens d’avoir une opinion sur les chances de chacun des partis de faire partie de la prochaine coalition. Ainsi, les supporters de partis suffisamment grands pour obtenir un élu dans la circonscription mais ayant peu de chances de faire partie de la coalition gouvernementale ont également intérêt à voter pour un parti qui en a plus. C’est le deuxième type de vote stratégique au niveau du gouvernement.

Analyses et résultats

Dans notre article, nous analysons les données de deux sondages réalisés pendant les élections de 2014 en Belgique : le sondage Making Electoral Democracy Work (MEDW) et le sondage Partirep. A chaque fois, un échantillon représentatif de la population flamande et wallonne a répondu à une série de questions portant sur les élections. Nous avons dû mettre Bruxelles de côté car le nombre de répondants au sondage y est trop faible pour réaliser des analyses robustes. Lors du sondage MEDW, nous avons demandé aux répondants à quel point ils aimaient chacun des principaux partis se présentant aux élections fédérales. Nous leur avons également demandé quelles étaient, selon eux, les chances de ces partis de faire partie de la coalition gouvernementale. Nous avons posé les mêmes questions au niveau des élections régionales dans le sondage Partirep. Nous avons également calculé, sur base de différents résultats électoraux, la probabilité des partis principaux d’obtenir au moins un siège dans chacune des circonscriptions fédérales et régionales. Nos analyses nous permettent d’identifier les principaux facteurs ayant influencé le vote aux élections fédérales et régionales en 2014. Nos variables explicatives sont :
  1. le degré de préférence des répondants pour les principaux partis,
  2. leur perception des chances de chacun d’entre eux de faire partie de la coalition gouvernementale,
  3. la probabilité de ces partis d’obtenir au moins un siège dans leur circonscription.
Sans surprise, nous observons que la préférence partisane est le principal facteur explicatif. Toutefois, nous observons également que les chances de faire partie de la coalition gouvernementale et d’avoir un élu dans la circonscription ont un effet substantiel sur le vote : au plus les chances d’un parti sont grandes, au plus la probabilité qu’il y ait des votes pour ce parti augmentent. De plus, nous observons que l’effet de la perception des chances d’obtenir un siège au parlement sur le vote est similaire à celui de la perception des chances qu’un parti participe au gouvernement. En d’autres termes, les électeurs belges sont stratégiques et les deux types de votes stratégiques sont aussi avérés l’un que l’autre.

Simulations des résultats sans vote stratégique

Dans notre article, nous allons plus loin et offrons une simulation de ce qu’aurait pu être le vote en 2014 sans cette composante stratégique. Pour ce faire, nous simulons le vote des répondants au sondage si les chances de chacun des principaux partis de faire partie de la coalition gouvernementale et d’avoir un siège dans leur circonscription étaient de 100%. Nous comparons ensuite ces votes simulés avec les résultats officiels. Dans le tableau ci-dessous, nous rapportons les résultats les plus intéressants de cette simulation.
Élections fédérales en Flandre Élections régionales en Wallonie
Partis Différence avec la simulation Partis Différence avec la simulation
N-VA -6.2 PS -4.0
CD&V -5.6 MR -1.1
Open VLD +1.1 CDH -1.3
SP. A -1.4 Ecolo +1.0
VB +2.6 PTB +2.6
Groen +4.1 PP +1.4
PVDA +2.9 FDF +2.3
LDD +2.6
Les plus grosses différences entre notre simulation et les résultats officiels apparaissent en Flandre au fédéral et en Wallonie au régional. Elles sont plus faibles dans les autres cas. En Flandre, la N-VA et le CD&V sont les deux partis qui perdraient le plus s’il n’y avait pas de vote stratégique (respectivement -6.2 et -5.6 points de pourcentage). A l’inverse, Groen est celui qui gagnerait le plus (+4 points de pourcentage), suivi du PVDA, de la Lijst De Decker et du Vlaams Belang (+2 points de pourcentage chacun). En Wallonie, c’est le PS qui bénéficie le plus du vote stratégique. Sans celui-ci, le parti perdrait 4 points de pourcentage. A l’inverse, le PTB et le FDF (maintenant Défi) gagneraient plus de 2 points de pourcentage chacun si personne ne votait stratégiquement. Il est donc manifeste que, contrairement à la croyance populaire, le paysage politique belge serait donc bien différent s’il n’y avait pas de vote stratégique. Une piste intéressante pour des recherches futures serait d’identifier si ces électeurs stratégiques sont systématiquement différents des autres. Si c’est le cas, cela pourrait créer des inégalités en termes de représentation politique. En votant stratégiquement, certains groupes d’électeurs pèseraient davantage sur le résultat final de l’élection. Les partis auraient donc intérêt à relayer en priorité leur préférences politiques au détriment de celles des électeurs non-stratégiques.

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Article de référence :  Verthé, T., Bol, D., Beyens, S. et Blais, A. (2017) « Making Votes Count in Parliament or Government? », Journal of Elections, Public Opinion, and Parties, 17(4), pp.389–412.   Retrouvez les billets consacrés à cet article sur le blog de Political Studies Association  et sur Daily Science.

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.   Damien Bol est professeur au Department of Political Economy du King’s College London, où il est également directeur du programme en science politique. Avant ça, il a travaillé et étudié à l’Université catholique de Louvain et l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les élections, les partis, les électeurs et les systèmes électoraux. Il est aussi directeur du Standing Group en Comparative Political Institutions de l’ECPR.