Regard épistémologique et politique sur la sociologie historique de Norbert Elias

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Un entretien avec Florence Delmotte.

Qu’est-ce qui vous a incité à devenir politologue?

Florence Delmotte: Je ne sais pas jusqu’où est-ce que je pourrais remonter dans le temps... J’ai fait mes études secondaires en latin-mathématiques et beaucoup de théâtre depuis toute petite. Après deux ans à l’INSAS (Institut supérieur des arts), en interprétation, je me suis inscrite à l’ULB car j’aimais étudier et que je ne pensais pas vouloir d’une vie d’artiste – j’ai pas mal d’amies comédiennes et je pense que c’est plus dur qu’une vie de chercheuse ou de professeure… J’ai choisi les sciences politiques après avoir hésité avec la philosophie parce qu’il y avait de la philosophie mais aussi beaucoup d’autres choses. Cela me semblait plus diversifié. Et parce que j’étais politisée, je venais d’un milieu qui valorisait l’engagement.

Par ailleurs, le rapport entre l’art et la politique m’intéressait, ainsi que la différence entre le discours politique et le discours scientifique. Mais “l’objectivité” dans les cours était parfois cultivée comme une sorte de croyance, une posture, plutôt qu’enseignée comme une construction. C’est comme ça que je me suis intéressée à l’auteur auquel j’ai consacré une bonne partie de mes recherches, et avec lequel je travaille toujours, Norbert Elias (1897-1990), que Bérengère Marquès-Pereira faisait lire à ses étudiant.e.s en deuxième année. J’étais aussi “fascinée” par la chute du communisme à l’Est, qui a marqué notre adolescence. Étudiante de Roland Lew (spécialiste de la Chine), je trouvais passionnante la question de savoir quel rapport il y avait entre les idées de Marx et le socialisme réel et j’ai réalisé mon mémoire sur l’anticommunisme très idéologique des années 1990, qui me semblait assez éloigné des analyses de Raymond Aron et d’Hannah Arendt pendant la Guerre froide.

Ensuite, j’ai voulu faire une thèse sur Norbert Elias avec Jean-Marc Ferry, qui était étiqueté philosophe à l’ULB, et c’est lui qui m’a amenée vers les questions européennes et l’actualité politique de cet auteur. Pour finir, c’est à Saint-Louis qu’on m’a donné ma chance avec un post-doctorat consacré à… l’urbanisme participatif à Bruxelles. J’ai travaillé de manière plus collective, avec des sociologues et des politologues, découvert la recherche “de terrain”, au sens propre, et une autre manière de rédiger.

Pouvez-vous nous synthétiser les enseignements de vos recherches plus globalement et quel lien pouvez-vous faire entre vos recherches et l’actualité?

Florence Delmotte: Cela paraîtra stéréotypé, mais sincèrement je crois que je m’intéresse plus aux questions qu’aux réponses. “Synthétiser les enseignements” de mes recherches est donc compliqué pour moi. Dans tous les cas, c’est difficile en peu de mots. Je crains d’être à la fois monomaniaque et touche-à-tout. Monomaniaque, à tourner ainsi depuis 25 ans autour du même auteur, et touche-à-tout parce que ce que je fais finalement, c’est questionner son actualité – et plus largement celle de la sociologie historique qui l’inspire et qu’il inspire. Cela m’a amenée sur différents objets – l’Europe, le nationalisme, le genre… – et au croisement de plusieurs disciplines ou sous-disciplines comme la sociologie et la théorie politique, les études européennes ou même les relations internationales.

D’abord, avec d’autres j’ai essayé de montrer que remonter à la genèse de l’État en Europe – replacer l’évolution récente dans la longue durée – permettait de mieux comprendre les blocages de la construction européenne et les “résistances” à l’Europe. Norbert Elias attire l’attention sur la dimension affective du rapport des individus à la communauté politique et les difficultés qu’elle a d’évoluer. La notion “d’habitus national” en particulier permet d’appréhender l’effet de traîne des modes d’identification et le réconfort, souvent illusoire, que procure le “repli” identitaire en cas de danger, de grande incertitude sociale, comme c’est actuellement le cas à tous les niveaux. Le sentiment d’impuissance de larges parties de la population doit être pris au sérieux et mieux compris. On a essayé de le faire avec Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom en s’intéressant aux jeunes à Bruxelles, à partir de la thèse d’Heidi.

Avec Ludivine Damay, on a aussi étudié les “Dialogues citoyens” mis en place par la Commission, et montré qu’ils révélaient bien plus d’impuissance de part et d’autre, des institutions comme des citoyens, qu’ils ne renforçaient “l’appartenance” de ceux-ci à l’Europe. Mes deux derniers chantiers ont trait au nationalisme d’un côté, au genre de l’autre. Grâce à Sophie Duchesne, qui a beaucoup travaillé sur ladite “identité européenne”, j’ai découvert le travail de Michael Billig sur le nationalisme banal, qui complète bien celui de Norbert Elias sur l’habitus national. L’un comme l’autre pensent que le nationalisme n’est jamais inoffensif. Ensemble avec Sophie, nous étudions comment dans la famille, dès la petite enfance, il se transmet et se reproduit. Nous tentons de tester et de prolonger les propositions de Michael Billig et les intuitions de Norbert Elias à partir d’une enquête menée dans la région de Bordeaux auprès de 30 familles. J’espère pouvoir la transposer en Belgique francophone. 

Enfin, récemment, dans le sillage de #MeToo, je me suis intéressée au “féminisme” de Norbert Elias et à ce qu’il avait à dire sur le genre. Je pense qu’il est intéressant de relier les transformations des relations de pouvoir entre hommes et femmes aux processus de “civilisation des mœurs”. Norbert Elias questionne aussi le rôle du droit dans ce domaine; lui l’a étudié pour la Rome antique, mais précisément ce décalage apparaît très stimulant. Pour finir, cette sociologie historique met aussi en avant une individualisation croissante des sociétés qui jette sur le “trouble” des identités sexuelles traditionnelles l’éclairage de la longue durée. 

Qu’est-ce que vous préférez le plus dans ce domaine qu’est la science politique?

Florence Delmotte: Ce que je préfère faire, à titre personnel, c’est d’étudier comment des œuvres, des théories, des approches parfois anciennes peuvent toujours servir de grilles de lecture et nous aider à poser des questions aujourd’hui: comment on peut actualiser le travail de vieux auteurs morts (ce sont encore souvent des hommes…), les confronter à d’autres réalités socio-historiques que les leurs, les faire dialoguer avec des vivants et des vivantes. J’aime bien l’idée qu’une communauté scientifique n’existe pas que dans le présent mais aussi dans le temps, que notre travail, aussi petit et situé soit-il, s’inscrit dans une “chaîne de générations”, à l’image de nous-mêmes.

Évidemment, cela n’implique pas que “la connaissance” soit forcément cumulative (malheureusement), ni que le champ intellectuel ne soit pas traversé de profonds conflits (heureusement), ni qu’il n’y ait pas eu des ruptures importantes dans la manière de concevoir la politique et la société. En réalité, ce que je “préfère” dans la science politique n’est probablement pas propre à la science politique, ou alors c’est son caractère composite, le rapport historique et dialogique qu’elle entretient à d’autres disciplines: la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, le droit, la philosophie, sans parler des autres formes de savoir, de recherche et d’expression – la littérature, le cinéma, le théâtre, et même la musique.

“La science politique” a parfois encore du mal à s’imposer comme discipline, à s’émanciper et à s’affirmer, mais je trouve qu’elle devrait plus assumer cette pluralité et cette ouverture. Son objet a des frontières floues, et donc selon moi le plus précieux est l’absence d’œillères, ou la conscience de la diversité des points de vue. Pour moi, le “réalisme” (au sens de Machiavel ou d’Aristote) de la science politique s’appuie là-dessus et continue de participer au “désenchantement du monde” dont parle Max Weber, à nous rendre un peu plus “lucides” pour reprendre un mot de Montaigne. Mais cela ne rend pas forcément plus malheureux ni n’invite à la passivité, à la résignation face aux injustices.

Où vous voyez-vous dans dix ans? Quels sont vos projets?

Florence Delmotte: Où je serai, je ne sais pas, c’est ce qu’il reste de merveilleux dans l’existence: on ne connaît pas l’avenir. Ou plutôt, ce qu’on en devine est très sombre, cependant l’imprévu demeure, au moins à l’échelle des individus, en tout cas les plus favorisés. On peut donc formuler des vœux, et travailler à qu’ils se réalisent. Je suppose que je serai toujours “là”, à faire ce métier. J’espère que je continuerai à rencontrer des gens, des étudiant.e.s, des chercheur.e.s, avec lesquel.le.s je peux discuter et réfléchir et mener des projets qui me tiennent à cœur, ici ou ailleurs.

Faire se rencontrer des gens et passer le relais, c’est ce qu’il y a de plus valorisant je trouve. Et j’espère que je continuerai d’apprendre de mes collègues, de mes ami.e.s, de mes enfants, de ce que j’entends et vois en dehors du monde académique. J’espère aussi que je trouverai le temps de lire davantage et que j’aurai l’énergie d’écrire davantage, et peut-être autre chose, autrement. 

 

L'entretien a été réalisé le 15 novembre 2022.

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Florence Delmotte est chercheuse qualifiée du Fonds de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS) depuis 2010 et chargée de cours à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Sa thèse de doctorat en sciences politiques, défendue à l’ULB en 2006, portait sur les enjeux épistémologiques et politiques de la sociologie historique de Norbert Elias.

 

 

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L’entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

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