Quelle gouvernance économique mondiale dans un monde «en décentrage»?

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Depuis une vingtaine d’années, la montée en puissance économique, commerciale, financière et géopolitique de pays émergents entraîne «un décentrage» progressif du monde, c’est-à-dire un transfert progressif du centre de gravité de l’économie mondiale vers ces pays. En s’imposant comme les fabriques d’un nouvel ordre industriel, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), et plus particulièrement la Chine, se sont réappropriés une part importante de la redistribution des richesses internationales et ont profité de la mondialisation pour contester l’hégémonie des puissances traditionnelles.

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Face au refus des États-Unis de réformer la gouvernance des institutions économiques et financières internationales issues du système de Bretton Woods (par exemple, le refus du Congrès américain, jusque fin 2015, de ratifier l’accord de 2010 sur la réforme des quotas du Fonds monétaire international, FMI), ces nouvelles puissances ont décidé de lancer leurs propres initiatives (Banque des BRICS, Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, Fonds de la Route de la Soie, etc.). Cette remise en cause de l’équilibre sur lequel repose le système de gouvernance instauré après la Deuxième Guerre mondiale génère de l’instabilité et des rivalités à l’échelle mondiale. En témoignent tout particulièrement au niveau commercial la prolifération d’accords bilatéraux conclus en dehors du cadre multilatéral de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) ainsi qu’une exacerbation des tensions commerciales internationales.

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Notre ouvrage Le décentrage du monde. Impact des émergents sur la gouvernance mondiale dresse le diagnostic des effets de cette montée en puissance de pays du Sud sur le système international et identifie des pistes pour adapter la gouvernance économique mondiale à ce monde « en décentrage ».

Le monde en décentrage: quels symptômes?

L’émergence de nouvelles puissances entraîne un morcellement croissant du système de gouvernance économique mondiale et une crise du leadership multilatéral.

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Depuis le début des années 2000, nous assistons à une réduction du différentiel de croissance entre les économies avancées et émergentes, ainsi qu’à une augmentation des échanges commerciaux Sud-Sud et des investissements directs étrangers (IDE) provenant de firmes transnationales du Sud. Le poids de la Chine est prépondérant dans ce transfert progressif du centre de gravité de l’économie mondiale vers les pays émergents. D’autant que l’économie chinoise connaît aujourd’hui une montée en gamme dans les secteurs technologiques de pointe. L’agenda Made in China 2025 adopté en 2015 par le gouvernement chinois ambitionne notamment de positionner le pays comme acteur majeur de l’économie digitale, afin de permettre aux nouveaux géants du tech chinois de rivaliser avec les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple).

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Cette tendance au rééquilibrage des relations économiques mondiales a favorisé la multiplication des coalitions de pays émergents cherchant à défendre leurs revendications communes dans les organisations internationales. Au sein de regroupements tels que l’IBSA (Inde, Brésil, Afrique du Sud), le G21 ou encore le groupe des BRICS, ces acteurs ont multiplié les demandes de réforme des institutions commerciales (OMC), financières (FMI et Banque mondiale) et sécuritaires (Conseil de sécurité de l’ONU) internationales.

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Face au faible impact de leurs appels à la démocratisation des institutions multilatérales, ils ont opté pour une nouvelle stratégie visant à s’émanciper des institutions sous influence américaine en lançant des initiatives propres, présentées comme complémentaires mais potentiellement concurrentes. Les BRICS ont ainsi créé une Nouvelle Banque de Développement chargée de financer des projets de développement et d’infrastructures, ainsi qu’un Fonds de réserve visant à enrayer les crises de balance des paiements via l’octroi de lignes de crédits en cas de déséquilibres financiers, à l’instar des missions respectives de la Banque mondiale et du FMI. La Chine est également à l’initiative de la création d’une Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures et d’un Fonds de la Route de la Soie, tous deux principalement destinés à financer des investissements infrastructurels (routes, chemins de fer, ports, aéroports, centrales électriques) en Asie et le long de la Nouvelle Route de la Soie, au même titre que la Banque asiatique de développement (BAD).

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L’évolution des rapports de force économiques mondiaux engendre également des relations de plus en plus conflictuelles. La décentralisation progressive du pouvoir mondial suscite en effet l’inquiétude croissante des puissances traditionnelles. C’est particulièrement le cas des États-Unis de Donald Trump qui considèrent officiellement la Chine de Xi Jinping comme une puissance rivale aux objectifs stratégiques contraires aux intérêts et aux valeurs américains. La préférence des États-Unis, mais également de l’UE, pour la conclusion d’accords bilatéraux, qui leur permettent de continuer à imposer leurs normes tout en contournant les coalitions de pays du Sud, contribuent à mettre en péril un système commercial multilatéral déjà marqué par l’échec des négociations à l’OMC.

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Jusqu’à présent, les pays émergents ne sont pas parvenus à modifier la nature ni à rendre plus cohérente l’architecture existante de la gouvernance économique mondiale. En réduisant l’asymétrie de puissance, l’émergence a engendré une crise de légitimité des institutions multilatérales et une fragmentation du système de gouvernance économique mondiale. Bien que l’«ordre libéral occidental» soit entré dans une phase de transition (voir ici), le rééquilibrage demeure toujours en question sur le plan politique: aucun nouveau leader mondial n’affiche pour l’heure la capacité ni la volonté de remplacer les États-Unis et de mener une refonte radicale de l’architecture de la gouvernance mondiale.

Adapter le système de gouvernance économique mondial: quelles sont les pistes?

Dans notre ouvrage, nous argumentons en faveur d’une régulation de la mondialisation passant par une refonte des institutions multilatérales pour y intégrer les puissances émergentes et renforcer les normes internationales afin de pouvoir répondre aux défis globaux tels que l’instabilité financière, le changement climatique ou encore les conditions de travail. Nous constatons que ce n’est pas l’option prise par l’administration Trump, qui préfère se retirer des accords internationaux et saper les fondements du multilatéralisme, ni celle que laisse présager la tendance au repli nationaliste qui concerne un nombre croissant de pays européens. Face à ces défis, notre ouvrage évoque plusieurs pistes pour adapter le système international au monde en décentrage.

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Répondre à ces enjeux mondiaux passe tout d’abord par une revalorisation du rôle de la coopération internationale en donnant à tous les États les moyens de réguler les acteurs transnationaux, d’éviter les effets négatifs des chocs externes ou encore de prévenir les conflits. L’instauration d’un système multilatéral tenant compte de la nouvelle géographie du pouvoir mondial nécessite dès lors un équilibre Nord-Sud dans les modes de décision, soit plus concrètement d’accroître la voix des pays émergents et en développement dans les institutions internationales et de favoriser les politiques publiques communes ou coordonnées à l’échelle régionale.

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Conformément au diagnostic posé par le G20 dans sa  déclaration de novembre 2008, une meilleure régulation du système financier international requiert des mesures telles qu’un renforcement de la transparence financière internationale, de la réglementation des banques, des fonds spéculatifs et des marchés dérivés, de la lutte contre les paradis fiscaux ainsi que la réforme des institutions financières internationales. L’adoption de ces mesures nécessite d’intégrer les pays émergents dans les processus de décision et de tenir davantage compte de leur poids dans les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale, aujourd’hui encore traditionnellement dirigés par des Occidentaux.

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Les règles du système commercial international, principalement celles de l’OMC, datant des années 1990 nécessitent elles aussi une adaptation. Reflétant essentiellement les intérêts des pays industrialisés, elles contribuent à paralyser le processus de négociation multilatérale. Leur inadéquation au monde en décentrage entraine la multiplication des accords bilatéraux préférentiels plus ambitieux que les dispositions de l’OMC (« OMC+ ») ou créant des obligations touchant à des domaines hors de son champ d’action tels que la politique de la concurrence ou les lois environnementales (« OMC-X »).

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Les pistes pour refonder le système commercial multilatéral et offrir davantage de flexibilités ainsi qu’un agenda plus favorable aux pays en développement sont nombreuses. Parmi elles figurent un traitement spécial et différencié (TSD) renouvelé en matière de politique industrielle, l’introduction d’une clause de sauvegarde sociale et environnementale en matière d’investissements pour éviter le passage devant une Cour d’arbitrage, l’aménagement des droits de propriété intellectuelle en faveur transfert des technologies (vertes), ou encore la réforme de l’accord sur l’agriculture afin d’adapter le commerce agricole à l’objectif de souveraineté alimentaire.

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Tous ces ajustements posent plus largement la question de la soutenabilité des modèles de développement, conformément à l’agenda 2030 des Objectifs de développement durable des Nations Unies et à l’Accord de Paris sur le climat. La nécessité de développer les énergies renouvelables, d’améliorer l’efficacité énergétique, d’adopter des pratiques agro-écologiques ou encore de nouveaux paradigmes économiques comme l’économie circulaire appellent également à la mise en place d’un régime international ambitieux en matière de coopération environnementale.

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Ouvrage de référence: Zacharie, A. et Wintgens, S. (dir.) Le décentrage du monde. L’impact des émergents sur la gouvernance mondiale, Lormont/Bruxelles, Éditions Bord de l’Eau, coll. « La Muette », 2018, 215 pages.

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. Sophie Wintgens est chargée de recherches du F.R.S.-FNRS au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol) de l’Université libre de Bruxelles et chercheuse associée au Center for International Relations Studies (Cefir) de l’Université de Liège. Elle s’intéresse aux puissances émergentes, en particulier à la Chine et ses relations avec l’Amérique latine et Caraïbes, l’Afrique ou encore l’UE, ainsi qu’aux questions de gouvernance mondiale. Elle est entre autres l’auteure avec X. Aurégan (dir.) de l’ouvrage Les dynamiques de la Chine en Afrique et Amérique latine : enjeux, défis et perspectives (Academia, 2019). .

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Arnaud Zacharie est secrétaire général du Centre national de coopération au développement. Docteur en Sciences politiques et sociales, il enseigne à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Liège, ainsi qu’à la Haute Ecole de Bruxelles et la Haute Ecole de la Province de Liège. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la mondialisation et le développement, dont Le nouveau désordre international et les raisons d’en sortir (Labor, 2005), Mondialisation : qui gagne et qui perd (LBDE/La Muette, 2013) et La nouvelle géographie du développement (LBDE/La Muette, 2016).