Les discours républicains sont-ils aveugles à la race ?

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Un entretien avec Abdellali Hajjat.

Pouvez-vous nous expliquer votre parcours et ce qui vous a poussé à faire de la science politique?

Abdellali Hajjat: Je me suis intéressé à la recherche assez tardivement, en master donc, quand j'étais à l'Institut d'études politique de Lyon. J’avais lu plusieurs articles, plusieurs livres qui ont eu sur moi des effets de révélation; sur la condition de l'immigration, sur la question coloniale, et sur la question raciale, en particulier le livre de Abdelmalek Sayad, La double absence, qui était paru en 1998 et qui était un recueil d'articles. Cela faisait l’effet d’une révélation sur ma propre trajectoire, mais aussi sur celle de mon entourage, et ça mettait des mots sur quelque chose qui n’était pas forcément analysé en tant que tel. Et puis, la recherche en elle-même a aussi été une pratique qui m'a beaucoup plu, notamment dans la rédaction d'un mémoire. C'est donc le goût de la recherche qui m'a donné envie de faire ce métier.

Et quel était votre parcours universitaire?

Abdellali Hajjat: J’ai commencé à étudier les sciences politiques à Lyon en 2000. À l'époque, cela durait trois ans, et il y avait une année à l'étranger. J’ai donc étudié au Québec, à Montréal. Ensuite, j'ai fait ce qu'on appelait à l'époque un DEA, un master en sciences sociales à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à l'École normale supérieure à Paris. À l’époque, j'avais comme promoteur Stéphane Beaud. Ensuite, j'ai fait une thèse en sciences sociales à l’EHESS que j'ai soutenue en 2009, également sous la direction de Stéphane Beaud, et qui portait sur l’assimilation dans la politique de la nationalité française. C'était une des conditions pour obtenir la nationalité française, et j'en ai réalisé une socio-histoire, de sa création en 1927, jusqu'aux années 2000.

Pouvez-vous nous synthétiser les enseignements de vos dernières recherches?

Abdellali Hajjat: Le dernier article que j’ai publié est paru dans la revue Sociologie en décembre 2021, et est intitulé "Des discours républicains aveugles à la race ? La question raciale entre textes publics et textes cachés". C'est un article qui s'inscrit dans un dossier sur l’analyse tant d'un point de vue théorique qu’empirique des dominations. Ce dossier regroupe plusieurs autres contributions qui traitent également de la question. Ce sont les actes d'un colloque qui avait été organisé en 2019 à l'université de Paris Nanterre.

Dans ce papier, j'essaie de remettre en cause l'évidence, qui est parfois partagée par certains collègues, selon laquelle les discours républicains français auraient été aveugles à la race, aveugles aux formes de hiérarchisation raciale. J’essaye dès lors de mettre en avant des formes de racialisation, d'assignation à une identité permanente et héréditaire, au sein même des discours républicains, en montrant que ce n'est pas forcément incompatible. On retrouve souvent cette opposition avec d'un côté des discours républicains universalistes, et de l'autre côté les discours racistes ou raciaux. Or, pendant des siècles, le discours républicain s'est tout à fait accommodé des formes de hiérarchie raciale, et celles-ci sont encore présentes dans certains discours qui se disent républicains.

Le discours républicain se dit aveugle à la race mais dans la pratique, il y a des pratiques racistes. Mon propos était donc de déplacer un peu la focale et de dire que non, il n’y a pas forcément contradiction, il n’y a pas forcément paradoxe. Pour ce faire, je mobilise les concepts de texte public et de texte caché de l'anthropologue et politiste James Scook, de l'université de Yale, utilisés pour essayer de penser les discours tenus dans le cadre des relations de domination. L'originalité, s'il y en a une, de mon papier, c'est d'appliquer cette théorisation pour les discours dominants en disant qu’il existe aussi des stratégies de la part de dominants dans la manière de se présenter, et que ce qui est dit en public n'est pas ce qui est dit en privé.

Continuez-vous à analyser ce phénomène avec les élections présidentielles actuelles en France?

Abdellali Hajjat: Je suis sur d'autres projets mais c'est clair que les élections présidentielles en ce moment sont un terrain d'étude particulièrement intéressant pour appliquer cette manière de voir les choses. Avec un phénomène assez particulier, puisque ce qui était caché devient de plus en plus public. Donc on arrive à une situation, en France, où la modération, où l'euphémisation, où la tendance à ne pas expliciter les choses par rapport aux discours sur la question raciale tend à diminuer.

Donc il y a une sorte de « libération » de la parole raciste qui se fait de manière beaucoup plus forte, et ça, c'est le signe que ce qui est caché l'est de moins en moins et qu’il y a de moins en moins de censure qui se produit pour paraître antiraciste. C'est relativement nouveau parce que dans les discours publics, le fait de se revendiquer d'extrême droite et d'une idéologie raciste avait un coût social, il y avait un coût politique. Cela a été toute la stratégie du Front National puis du Rassemblement National de ne plus paraître comme l'extrême-droite.

On arrive à une situation où l’on peut assumer le fait de reprendre à son compte des concepts de l'extrême droite comme le grand remplacement sans qu'il n'y ait un coût social. C’est notamment lié au fait que l'islamophobie est l’une des formes de racisme la plus prononcée en France et le contexte politique après 2015 a favorisé cela. Les attentats revendiqués au nom de l'Islam ont participé à un déferlement de discours essentialisant sur les musulmans en général et pas seulement sur les djihadistes. Ensuite, il y a une sorte de "mainstreamisation", comme on dit, de discours d'extrême droite par certains tenants du centre droit, du centre gauche et d’une partie de la gauche.

Quels sont vos prochains projets?

Abdellali Hajjat: Il y a un projet belge qui est financé par la fédération Wallonie-Bruxelles qui s'appelle HERICOL (héritages coloniaux en Belgique), qui a commencé l’année dernière en 2021 et qui durera jusqu'en 2025. Ce projet a pour objectif d'analyser les controverses publiques autour de la question coloniale belge, notamment autour des travaux des commissions. On retrouve par exemple la commission Lumumba, créée début des années 2000, et la commission sur le passé colonial qui a été mise en place en 2020 et qui traite aussi de la question de l'histoire coloniale des universités, en particulier de l’ULB, des "ex-coloniaux", les rapatriés belges du Congo qui sont revenus sur le territoire belge, ainsi que des mobilisations et contre-mobilisations autour de cette question coloniale. Donc c'est un gros projet, avec plusieurs doctorants et pré-doctorants qui ont été recrutés. Je co-dirige cette recherche avec Amandine Lauro, qui est une historienne, et l'anthropologue Sacha Newell et qui sont tous les deux à l’ULB.

J'ai également un autre projet qui porte sur la question des inégalités de traitement dans le monde universitaire. Il s'appelle ACADISCRI, c’est un projet qui, pour l'instant, est focalisé sur la France. Plusieurs universités françaises ont accepté de servir de terrain d'enquête dans le cadre d’une étude à la fois quantitative et qualitative portant sur la mesure des inégalités de traitement en termes de classe, de genre, d’ethnicité, de handicap, etc…

L'entretien a été réalisé le 17 Janvier 2022.

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Abdellali Hajjat est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles. Il fait partie d’un groupe de recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité.

 

 

 

 

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L’entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

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Pictures : " "Discours d'André Malraux à l'exposition française au Palais du commerce de Montréal, 10 octobre 1963" by Archives de la Ville de Montréal is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.;"Discours d'André Malraux à l'hôtel de ville de Montréal, 10 octobre 1963" by Archives de la Ville de Montréal is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.; "Marine Lepen a St Pol sur mer (64)" by MPoln@ is licensed under CC BY-ND 2.0.