Un billet de Nora Nagels.
Depuis la moitié des années 1990, presque tous les pays d’Amérique latine ont adopté un programme de transferts conditionnés (PTC). Ils fournissent des aides monétaires aux mères pauvres conditionnées au suivi sanitaire et à la scolarisation de leurs enfants. La plupart des évaluations de ces programmes montrent qu’ils atteignent leurs objectifs de développement en termes d’éducation, de santé et de réduction de la pauvreté.
Créés dans un contexte de plus en plus sensible aux enjeux liés à la pauvreté des femmes, le premier PTC au Mexique, Progresa (1997), inclut dans son design des objectifs d’égalité de genre. L’approche de genre de Progresa se décline en deux versants. Premièrement, les transferts pour la scolarisation des filles sont plus élevés que ceux pour les garçons. Deuxièmement, les mères, et non les pères, reçoivent les subsides pour modifier les relations de pouvoir à l’intérieur du foyer et promouvoir l’égalité de genre. La Banque mondiale a transformé ce premier PTC en un "modèle standard".
Cependant, une fois standardisés par la Banque mondiale et propagés en Amérique latine, les PTC ne visent plus à transformer les relations de genre ni à promouvoir l’égalité entre les sexes. La littérature féministe, a d’ailleurs critiqué ces programmes comme étant maternalistes car ils reproduisent la division traditionnelle du travail entre les sexes.
Cette recherche document et analyse le rôle de la Banque mondiale dans l’anéantissement des objectifs d’égalité de genre des PTC par l’analyse de documents officiels et d’entretiens d’experts. Il s’agit de documents produits au début des années 2000, principalement par la Banque mondiale, l’International Food Policy Research Institute (IFPRI) et la Banque interaméricaine de développement (BID) ainsi que d’entretiens menés entre 2016 et 2017 avec la majorité des auteur·e·s de ces documents ainsi qu’avec des élaborateur·e·s et évaluateur·e·s de Progresa à Mexico DF et à Washington DC (à la Banque mondiale et à la BID).
Ce billet soutient que c’est le modèle standard, développé par la Banque mondiale et promu par les entrepreneur·e·s internationaux des PTC, qui a fait disparaître les objectifs d’égalité de genre. Cela est notamment dû à "l’obsession d’évaluation" propre à la Banque mondiale qui estime difficile d’évaluer les inégalités de genre.
En standardisant les PTC, la Banque mondiale a sapé les objectifs d’égalité de genre de deux manières. Premièrement, les entrepreneur·e·s politiques, obsédés par les politiques fondées sur des preuves scientifiques, omettent les objectifs d’égalité de genre en raison des résultats mitigés des PTC sur la réduction des inégalités de genre. Deuxièmement, les expertes de genre à la Banque mondiale, et les connaissances qu’elles possèdent, sont marginalisées par rapport à leurs collègues économistes expert·e·s en développement.
L’analyse des principales publications internationales promouvant les PTC comme les "meilleurs instruments de lutte contre la pauvreté" montre qu’elles évacuent petit à petit les objectifs d’égalité de genre parce que le modèle standard est ancré dans la perspective d’investissement social et parce que les résultats sur l’empowerment des femmes sont mitigés. En effet, la perspective d’investissement social attire la Banque mondiale qui voit dans les PTC des bons produits à vendre aux pays en développement parce que les subsides sont investis dans les enfants et pas que donnés aux pauvres.
Rapidement, le modèle standard promu par la Banque mondiale cible les enfants en général, et non pas spécifiquement les filles, car l’investissement dans les enfants est perçu comme favorisant la croissance économique. Alors que les évaluations des PTC montrent des effets positifs sur l’éducation et la santé des enfants, elles sont sceptiques sur les changements dans les relations de genre parmi les adultes.
Par exemple, la première évaluation randomisée de Progresa menée par l’IFPRI en 2000 place les espoirs des PTC sur les futures générations car les effets sur les relations de genre sont limités. Dès lors, le rapport le plus cité sur les PTC, exprimant la position officielle de la Banque mondiale sur ces programmes, institutionnalise une perspective instrumentaliste des relations de genre: le subside doit être transféré aux mères car elles dépensent mieux l’argent en faveur des enfants que les hommes.
La Banque mondiale a effacé les objectifs d’égalité de genre dans le modèle standard de PTC qu’elle crée et promeut en marginalisant la recherche féministe et de genre, surtout qualitative. Les formes de connaissances quantitatives et économicistes sont privilégiées à la Banque mondiale où seules les preuves quantitatives et les "success stories" sont publiées alors que la recherche féministe et de genre – ainsi que les expertes qui la produise – sont vues comme non scientifiques.
De plus, les structures organisationnelles de la Banque mondiale ne consacrent que peu de ressources financières et humaines à l’unité intersectorielle de genre. Cependant, la recherche quantitative, avec ses logiques inhérentes à la simplification, à des fins de comparabilités, a des difficultés à saisir les relations de genre qui sont complexes, fluides, intersectionnelles, historiques et spécifiques aux contextes.
En effet, les raisonnements économicistes néoclassiques prédominent dans les évaluations des PTC alors que la recherche qualitative – comme celle montrant que le respect des conditions implique une surcharge de travail non-rémunéré pour les mères – est ignorée. Par conséquent, l’obsession d’évaluation de la Banque mondiale l’a menée à promouvoir des modèles standards indépendants du contexte, comme les PTC, qui demeurent aveugles aux inégalités de genre.
Pour conclure, le principal argument de cet article souligne l’opportunité manquée de la Banque mondiale d’inclure des objectifs d’égalité de genre dans son "meilleur outil de lutte contre la pauvreté", les PTC, alors que l’égalité de genre figure parmi ses mandats. Les relations de pouvoir dans la production de connaissances à la Banque mondiale entraine qu’elle ne retient qu’une vision instrumentaliste des relations de genre : donner de l’argent aux mères est plus rentable pour améliorer le bien-être des enfants.
Le raisonnement de la Banque mondiale d’investir dans les femmes pour réduire la pauvreté est problématique car il invisibilise les structures – le patriarcat et le capitalisme, par exemple – dans lesquelles les relations de genre sont insérées. En ignorant les recherches féministes, car vues comme non scientifiques, la Banque mondiale n’a pas pris en considération les preuves démontrant que les premiers PTC reproduisent les inégalités de genre structurelles. Par conséquent, le modèle promu par la Banque mondiale n’est pas seulement aveugle aux inégalités de genre mais se fonde sur celles-ci pour fonctionner en les renforçant.
Article de référence:
Nagels N. (2021) "Gender, the World Bank, and conditional cash transfers in Latin America", International Feminist Journal of Politics, 23:5, pp. 676-697.
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Nora Nagels (elle/ella/she), est professeure en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada. Ses recherches traitent du genre, du développement, de la citoyenneté et des politiques sociales en Amérique latine.
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Pictures: 'Huasteco women' by jabarvizu, licensed under CC BY-NC-ND 2.0; 'World Bank Group Headquarters' by Victorgrigas, licensed under CC BY-SA 3.0; 'Schools out, Amazon, Peru' by Geraint Rowland Photography, licensed under CC BY-NC 2.0; 'Bread lady' by jabarvizu, licensed under CC BY-NC-ND 2.0.