Des gouvernements régionaux plus représentatifs des électeurs que les gouvernements fédéraux?

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Une des manières de mesurer la qualité de la représentation dans une démocratie est de comparer les préférences des citoyens (représentés) et celles des élus (représentants), en particulier des gouvernements. Un des arguments centraux en faveur d’une fédéralisation plus accrue en Belgique est que les gouvernements au niveau régional seraient plus proches des citoyens et répondraient mieux à leurs préférences politiques que le niveau fédéral. En effet, il est souvent pointé que les préférences des citoyens divergent entre régions, avec des citoyens qui se positionnent en moyenne au centre-droit en Flandre, et des citoyens qui se positionnent en moyenne au centre-gauche en Wallonie (Figure 1).
Figure 1. Position de l’électeur médian en Flandre et en Wallonie, 1991-2014 (Source : CHES survey data : https://www.chesdata.eu)
Il est aussi souvent avancé que les règles formelles et informelles plus lourdes qui pèsent sur la formation des coalitions au niveau fédéral viennent mettre à mal une ‘bonne’ représentation des préférences des électeurs. En effet, au fédéral, la règle formelle de parité linguistique vient distordre la traduction proportionnelle des voix en portefeuilles ministériels, même si les positions de secrétaire d’état et de premier ministre sont souvent utilisées pour rectifier cette distorsion. De même, la règle informelle de symétrie des coalitions, selon laquelle les partis entrent au gouvernement fédéral avec leur ‘parti frère’ de l’autre côté de la frontière linguistique, ajoute elle aussi une contrainte supplémentaire qui peut éloigner les gouvernements des préférences strictes des électeurs. Cette règle a été appliquée jusqu’en 2007, et ensuite relâchée. Enfin, la règle de double majorité au parlement, avec majorité dans les deux groupes linguistiques, constitue une troisième contrainte, elle aussi relâchée en 2010 et 2014. On pourrait penser que ces contraintes additionnelles qui viennent peser sur les partis lors de la formation des gouvernements fédéraux produisent une distorsion entre préférences des électeurs et la manière dont ces préférences se traduisent dans les gouvernements formés. Si c’est le cas, on devrait observer des gouvernements fédéraux plus proches des préférences des électeurs suite à l’allègement de ces contraintes après 2007. Au niveau régional, la formation des gouvernements n’est pas régie par ces règles de parité, symétrie, ou de double majorité. Il existe néanmoins une règle informelle de similitude des coalitions entre niveaux, avec les coalitions au fédéral qui guident les coalitions au niveau régional. Là aussi, cette contrainte pourrait contribuer à une distorsion des préférences des électeurs. Mais suite à la désynchronisation des calendriers électoraux en 2003 entre niveau fédéral et régional, cette règle informelle a été relâchée. On peut s’attendre à ce que les gouvernements régionaux reflètent mieux les préférences des électeurs après 2003.

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Afin de comparer les préférences des électeurs et des gouvernements, notre étude calcule la position médiane des électeurs flamands et wallons sur une échelle gauche-droite allant de 0 (position la plus à gauche) et 10 (position la plus à droite) et la compare ensuite à la position médiane des gouvernements régionaux et fédéraux sur la même échelle. La position médiane des gouvernements est calculée à partir de la moyenne des positions de chaque parti composant la coalition gouvernementale, pondérée par le poids de ces partis au sein du gouvernement. Pour cela, nous utilisons les données du Chapel Hill Expert Survey (CHES) pour la période 1991-2017. Le Tableau 1 présente ces comparaisons entre positions des électeurs et des gouvernements. Un différentiel négatif indique que les gouvernements sont positionnés plus à gauche que les électeurs ; un différentiel positif indique des gouvernements plus à droite que les électeurs. La magnitude de la différence s’étend théoriquement de 0 (similitude totale des positions) à 10 (différence la plus extrême des positions). La moyenne calculée est une moyenne absolue : elle indique la distance entre électeurs et gouvernements, sans tenir compte de la direction de cette distance (plus à gauche ou plus à droite). Les résultats montrent que les gouvernements régionaux sont en moyenne légèrement plus proches des préférences des électeurs que les gouvernements fédéraux : en Flandre, les gouvernements régionaux sont en moyenne distants de 0.59 des électeurs, alors que les gouvernements fédéraux sont distants de 0.79 ; de même, en Wallonie, les gouvernements régionaux sont en moyenne distants de 0.79 des électeurs, alors que les gouvernements fédéraux sont distants de 1.37. Ces différences sont toutefois minimes sur une échelle de 10 points.
Flandre – Différence Électeurs-Gouvernement fédéral Flandre - Différence Électeurs-Gouvernement régional Année Wallonie - Différence Électeurs-Gouvernement fédéral Wallonie - Différence Électeurs-Gouvernement Régional
-1,11 1991 0,75
-1,25 -0,78 1995 0,14 -0,33
-0,43 -0,64 1999 1,77 0,44
-0,45 2003 0,30
0,21 2004 -0,48
-0,59 2007 0,99
-0,95 2009 -0,64
-1,73 2010 1,76
0,64 0,64 2014 3,87 -0,37
2017 2,46
0,89 0,59 Moyenne (abs) 1,34 0,79
Tableau 1. Différence entre la position des électeurs et des gouvernements fédéraux et régionaux en Flandre et en Wallonie, 1991-2017 (Source : CHES survey data : https://www.chesdata.eu)
Au niveau fédéral, les gouvernements sont systématiquement plus à gauche que les électeurs en Flandre, à l’exception de la coalition actuelle formée après 2014. Inversement, les gouvernements sont systématiquement à droite des électeurs en Wallonie, en particulier la coalition actuelle formée après 2014. Si l’on exclut cette configuration exceptionnelle de la moyenne, la distance des gouvernements fédéraux avec les électeurs en Flandre est de 0,93, pour 0,95 en Wallonie. Les règles formelles et informelles de protection de la minorité francophone au fédéral ne produisent donc pas de déficit de représentation plus marqué pour les électeurs flamands, sans doute en raison de l’usage des secrétaires d’état. Le relâchement de ces règles après 2007 ne produit pas de proximité plus grande, au contraire : c’est lorsque les règles se relâchent que l’on observe les plus grandes distances entre préférences des électeurs et des gouvernements fédéraux. Plus qu’une source de mauvaise qualité de la représentation politique en Belgique, il faut voir dans ces règles un garde-fou contre des distorsions des préférences politiques des électorats.

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De même, au niveau régional, le relâchement de la similitude des coalitions après 2003 ne produit pas de gouvernements plus proches des préférences des citoyens. En Flandre, les gouvernements sont eux aussi plus à droite des électeurs, à l’exception de 2004 et 2014. Cela s’explique sans doute par le cordon sanitaire qui exclut le Vlaams Blok/Vlaams Belang de toute participation gouvernementale. En Wallonie, les gouvernements sont systématiquement plus à gauche que les électeurs, à l’exception de 1999, et surtout depuis 2017. Cela s’explique sans doute par les difficultés du MR de s’imposer comme partenaire de coalition en Wallonie. Au final donc, les électeurs flamands tendent à avoir des gouvernements tant régionaux que fédéraux plus à gauche que leurs préférences, et ce systématisme peut générer une forme de mécontentement. Les électeurs wallons voient leurs préférences reflétées différemment entre niveaux : gouvernements plus à gauche au niveau régional, plus à droite au niveau fédéral, ce qui peut permettre un équilibre entre niveaux. Notre analyse montre qu’il faut plutôt chercher la source principale de distorsion entre préférences des électeurs et des gouvernements dans les choix des partis eux-mêmes d’exclure certains acteurs, plutôt que dans les règles institutionnelles.

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Article de référence: Van Haute, E. et Deschouwer, K. (2018) « Federal reform and the quality of representation in Belgium », West European Politics, 41(3), pp.683-702.

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 .   Emilie van Haute est professeure à SciencePo ULB et directrice adjointe du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol).      

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. .   Kris Deschouwer est professeur au département de science politique de la Vrije Universiteit Brussel (VUB).

Emilie van Haute

Emilie van Haute est professeure de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où elle occupe un mandat de Professeure de recherche Francqui (2023-2026). Ses recherches portent sur les partis politiques, la participation politique, les élections et la démocratie. Ses projets actuels sont le Political Party Database (PPDB) sur les organisations partisanes, et le projet FNRS-FWO EOS NotLikeUs sur la polarisation en Belgique. Elle est également directrice du Policy Lab de SciencePo ULB.