Chorégraphies néolibérales: la disciplinarisation des ONG belges de développement

new-image

Un billet rédigé par Justine Contor.

L’image généralement associée au secteur du développement au sein du grand public est celle d’un secteur de "boyscouts", composé de gens bien intentionnés qui voyagent et veulent "changer le monde". Nous avons tous en tête les "vendeurs" à l’entrée des supermarchés qui nous proposent un lot de trois feutres colorés pour soutenir leurs actions, ou encore ce voisin qui récolte du matériel scolaire pour l’envoyer "dans le sud".

Ce type d’initiatives n’est que la face émergée d’un iceberg. Le secteur extrêmement diversifié des organisations non-gouvernementales (ONG) a en effet connu des mutations fondamentales au cours des vingt-cinq dernières années. Aujourd’hui, il se présente comme plus professionnel que jamais. En effet, les ONG cherchent à améliorer la qualité de leur travail et de leur performance ; elles pratiquent l’évaluation ; elles ont instauré des processus de gestion interne et visent l’atteinte de résultats avec leurs projets, qu’ils soient au "sud" ou au "nord". Mais d’où vient cette quête de "professionnalisme", de "bonne gestion" et de "performance"? Dans quelle mesure cette dernière est-elle soluble ou, à l’inverse, en contradiction avec leur mission sociale ?  De manière plus générale, que sont et que font les ONG belges de développement aujourd’hui?

En Belgique, la coopération au développement existe depuis la période coloniale, mais c’est dans les années 1960 que s’organise véritablement une administration de la coopération au développement, qui est tout de même le reliquat de l’administration des Colonies. Alors que les ONG existent depuis les années 1940, il faudra toutefois attendre le milieu des années 1960 pour qu’elles soient financées par l’État belge. En 1999, une loi (la première du genre) définit trois piliers d’action pour la coopération au développement [1]:

  • Le premier concerne la coopération multilatérale mise en œuvre par les agences internationales ;
  • le second concerne la coopération gouvernementale, c’est-à-dire l’aide au développement entre États partenaires;
  • le troisième pilier concerne la coopération non gouvernementale, qui est essentiellement composée des ONG de développement, mais pas uniquement.

C’est précisément ce troisième et dernier pilier de la politique belge de coopération au développement qui fait l’objet de nos travaux de recherche. Dans le cadre de cette thèse nous avons réalisé nonante-deux entretiens semi-directifs avec des travailleurs du secteur ONG, des représentants politiques, ou encore des fonctionnaires de l’administration fédérale. Nous avons réalisé une observation participante durant quatre mois au sein d’une ONG francophone. Deux focus groupes ont été organisés, l’un au sein d’un service de l’administration et l’autre au sein d’une ONG (exclue de la catégorie ONG par l’un des dispositifs étudiés) et, enfin, nous avons réalisé une analyse approfondie de la législation qui encadre le travail des ONG depuis le milieu des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, ainsi que l’ensemble des publications des ONG rencontrées dans le cadre de la recherche.

Notre analyse démontre qu’au fil du temps, l’État belge, en prise avec les injonctions du new public management (Pollitt & Bouckaert (2017), augmente le contrôle qu’il exerce sur les structures non gouvernementales qu’il finance. Il développe pour cela tout un arsenal de dispositifs de gouvernement, qui vont du cadre règlementaire en passant par des audits mis en œuvre par des sociétés privées de consultance.

Cette thèse a analysé les ONG belges de développement à l’aune de la rationalité néolibérale (Dardot & Laval, 2010; Davies, 2014; Peck et al., 2010; Brown, 2015), envisagée comme un nouvel art de gouverner (comme mis en avant par Foucault). Cette rationalité se décline en programmes politiques (Rose et Miller, 1992), qui visent notamment à rendre la coopération non gouvernementale efficace et performante.

Ce programme est lui-même traduit en instruments concrets d’action publique tels que le screening (audit de la capacité de gestion des ONG), les cadres stratégiques communs (groupes de travail thématiques autour desquels se rassemblent les ONG), ou encore les nouvelles modalités de rapportage qui passent non plus par un travail de narration mais bien par de scores. C’est précisément ces instruments que nous avons suivi tout au long de notre travail, en vue d’en analyser les évolutions entre le milieu des années 1990 et aujourd’hui, soit durant vingt-cinq ans. Les instruments étudiés ont pour effet d’évaluer, de classer et de hiérarchiser ; ils ont donc transformé les pratiques professionnelles des ONG et de leurs travailleurs. Cette situation est rendue visible par la mise en place de dispositifs de gouvernement gestionnaires, qui génèrent une bureaucratisation néolibérale (Hibou, 2012) ou, en d’autres termes, une forme de colonisation des ONG par les pratiques de gestion (Power, 1999).

Cette recherche a proposé une analyse du processus de disciplinarisation des ONG, ou en d’autres termes, comment les ONG sont "disciplinées" par le néolibéralisme. Ce que nous mettons en évidence, c’est que sous l’effet de cette rationalité néolibérale, l’ensemble des ONG ont tendance à se "marchandiser" et à voir émerger (et se multiplier) des situations de mise en concurrence en leur sein ; ce qui va, paradoxalement, à l’encontre des principes d’autonomie et de justice qu’elles défendent.

Nous avons montré que les structures ne se transforment pas de la même manière et qu’elles ne disposent pas toutes des mêmes "armes" face à la déclinaison de techniques gestionnaires néolibérales. Grâce à la proposition d’une nouvelle typologie d’ONG [ONG critique, ONG pragmatique, ONG néo-gestionnaire et ONG modèle], nous avons fait état des différents degrés de transformation des organisations. Ceci démontre que si certaines ONG sortent renforcées de la situation, d’autres sont par contre fragilisées et parfois exclues (Simon et Piccoli, 2018), allant jusqu’à créer une forme de profond malaise pour les organisations mais surtout pour les travailleurs qui les composent puisque ces exigences gestionnaires standardisent le secteur et questionnent dans le même temps le sens de leurs actions.

Malgré ces constats notre analyse a tout de même révélé les nombreux espaces de résistance, en miroir de la mise en place des réformes politico-administratives, montrant par là qu’un dispositif est toujours le fruit de construction et de réappropriation de la part des acteurs. Ces humains et ces non-humains – ces individus, ces organisations, ces acteurs politico-administratifs et ces dispositifs sociotechniques – font bel et bien l’objet d’interactions permanentes donnant lieu à des formes de chorégraphies ontologiques qui reconfigurent leurs modalités d’existence (Cussins, 1996; Thompson, 2005) dans un mouvement néolibéral.

Cependant, le secteur non gouvernemental belge semble sortir appauvrit de cette transformation en ce qui concerne sa diversité et sa capacité critique. Il s’agit alors de reconsidérer la priorité donnée aux critères gestionnaires au risque de voir disparaître la richesse et les valeurs démocratiques inhérentes au secteur non gouvernemental.


[1] Loi du 25 mai 1999 relative à la coopération internationale belge, M.B., 1er juillet1999.

Thèse de référence:
Contor J. (2020) Chorégraphies néolibérales. La disciplinarisation des ONG de développement belges, thèse de doctorat en sciences politiques et sociales, Université de Liège.

.

Justine Contor est docteure en sciences politiques et sociales de l’Université de Liège. Chercheuse post-doctorante au Centre de recherches Spiral, UR Cité, Département de sciences politiques, ULiège. Ses travaux portent sur le secteur des ONG de développement belges et particulièrement sur les transformations dont elles font preuve depuis une vingtaine d’année dans un contexte néolibéral. Ses recherches actuelles portent sur la question de la construction du plaidoyer politique dans le secteur non gouvernemental et ce dans une perspective comparative entre le nord et le sud du pays.

.

Pictures by Priscilla Gyamfi, Alvaro Reyes and Patrick Perkins on Unsplash.