Un billet rédigé par Ahmed Hamila
Comment prouver que je suis gay? C’est la question que se pose chaque demandeur d’asile persécuté dans son pays d’origine en raison de son orientation sexuelle et qui invoque ce motif pour obtenir le statut de réfugié en Europe.
La particularité des demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle tient à ce que le regard des juges porte moins sur la réalité des persécutions que sur la véracité de l’homosexualité des requérants : c’est donc l’homosexualité qui ouvre les portes de l’asile. Or, d’un pays à l’autre en Europe, la conception de l’homosexualité et de ce qui constitue un "réfugié LGBTI" n’est pas la même, ce qui se matérialise par des critères différents pour établir la crédibilité des demandeurs d’asile et leur octroyer la protection internationale.
En retraçant la fabrique de cette nouvelle catégorie de réfugiés en Belgique, en France et au Royaume-Uni, cette recherche propose d’identifier les facteurs qui expliquent que, malgré le Régime d’asile européen commun (RAEC), les critères pour octroyer le statut de réfugié aux demandeurs d’asile invoquant des persécutions du fait de leur orientation sexuelle diffèrent considérablement d’un pays à l’autre en Europe.
En Europe, l’appréciation de l’orientation sexuelle des demandeurs d’asile divise les États membres, notamment depuis l’adoption de la Directive Qualification de 2004 qui reconnaît explicitement les persécutions du fait de l’orientation sexuelle en tant que motif d’octroi du statut de réfugié. Si l’Union européenne exige de ses États membres qu’ils octroient le statut de réfugié aux demandeurs d’asile persécutés en raison de leur orientation sexuelle, elle reste toutefois silencieuse sur la manière dont les États doivent évaluer leur crédibilité.
De fait, chaque État européen a développé des pratiques spécifiques, comme l’indique le rapport Fleeing Homophobia financé par le Fonds européen pour les réfugiés et présenté au Parlement européen en 2011. Les différences touchent huit aspects de la demande d’asile : la criminalisation de l’homosexualité dans le pays d’origine, la protection étatique contre les agents de persécution non étatiques, l’exigence de discrétion, la possibilité de protection interne, l’évaluation de la crédibilité, les méthodes d’audition, la révélation tardive et les sources d’informations sur le pays d’origine.
Pour expliquer l’origine de ces différences, la recherche propose de retracer le processus de fabrique de cette nouvelle catégorie d’action publique dans trois pays européens : la Belgique, la France et le Royaume-Uni. Il ressort de cette analyse que la catégorie de "réfugié LGBTI" a émergée selon des modalités et temporalités différentes dans ces trois pays.
La Belgique est l’un des premiers pays européens où cette nouvelle catégorie d’action publique a vu le jour, et ce, dès la fin des années 1990. Au sein du Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA), cette question a été abordée en tant que problème public de violence sexuelle à l’égard des minorités sexuelles et d’atteinte à leur intégrité physique.
En France, il faudra attendre 2013 pour que l’enjeu émerge au sein de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) dans le cadre d’un plan de réforme de l’institution lancé par le nouveau directeur général dès sa nomination. C’est selon un prisme davantage paternaliste de protection de ceux qui sont considérés comme une population particulièrement vulnérable qu’a été problématisée la question des "réfugiés LGBTI".
Au Royaume-Uni, les enjeux relatifs aux "réfugiés LGBTI" émergent au sein des tribunaux en 1989. Cependant, l’extension de la définition de la notion de réfugié aux requérants invoquant des persécutions du fait de leur orientation sexuelle n’est actée qu’en 2010 avec l’affaire HJ (Iran) and HT (Cameroon). L’enjeu des "réfugiés LGBTI" a été abordé en tant que problème public de transgression des normes sociales par les requérants dans leur pays d’origine. Ce prisme est commun à la plupart des pays de common law et s’inscrit dans un contexte historique plus large de la manière dont a été abordée la décriminalisation de l’homosexualité au Royaume-Uni.
La catégorie de "réfugié LGBTI" a d’abord été élaborée à l’échelon supranational (international et européen), avant d’être traduite en instruments de politique publique par les acteurs nationaux investis dans le domaine de l’asile, prenant ainsi une saveur nationale. Ainsi, pour expliquer ces trajectoires divergentes, la recherche propose de modéliser la fabrique de la catégorie de "réfugié LGBTI" en tant que processus de traduction mené par des acteurs en interaction.
Concrètement, si les contours de la catégorie de "réfugiés LGBTI" ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre en Europe, c’est dû au fait que cet enjeu n’a pas été abordé de la même manière dans chacun de ces pays. Ceci a eu pour conséquence que les acteurs impliqués et la manière dont ceux-ci ont cherché à solutionner ce "problème public" ont également différé. Cette différence est particulièrement marquée entre le Royaume-Uni et la France, par exemple.
Si dans le premier pays ce sont essentiellement des juristes et des acteurs de l’arène judicaire qui ont été impliqués dans la traduction de la catégorie de "réfugiés LGBTI", influencés dans leur démarche par la jurisprudence d’autres pays du common law; en France, ce sont surtout des acteurs de l’arène administrative/politique qui ont été impliqués, influencés dans leur démarche par l’Union européenne qui, quelques années auparavant, avait elle-même traduit cette catégorie dans le cadre du développement du Régime d’asile européen commun.
Cette recherche met notamment en évidence qu’en fin de compte, ce n’est pas tant le récit circonstancié des persécutions subies par le requérant dans son pays d’origine qui sera déterminant dans la procédure d’asile, mais davantage la manière dont est abordée la catégorie de "réfugié LGBTI" par les officiers de protection. C’est pourquoi il est nécessaire de questionner les fondements à l’origine de la fabrique de cette nouvelle catégorie d’action publique et ses conséquences, comme cette recherche a tenté de le faire.
Publication de référence:
Hamila, A. (2020) Sortir du placard, entrer en Europe. La fabrique des réfugié.es LGBTI en Belgique, en France et au Royaume-Uni, thèse de doctorat en science politique, Université de Montréal et Université libre de Bruxelles.
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Ahmed Hamila est chercheur postdoctoral de la Fondation Wiener-Anspach à l’Université de Cambridge. En 2020, il a complété sa thèse en cotutelle entre l’Université de Montréal et l’Université libre de Bruxelles sur la fabrique de la catégorie de « réfugié LGBTI » en Europe. Sa thèse lui a valu quatre prix, dont le prix Xavier Mabille de la meilleure thèse de l’Association belge francophone de science politique.
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