Regard sur les spécificités du fédéralisme belge

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Un entretien avec Cédric Istasse.

Qu’est-ce qui vous a incité à devenir politologue?

Cédric Istasse: À la vérité, je n’estime pas être un politologue. D’une part, je n’ai pas suivi ce cursus durant mes études (je suis diplômé en histoire). D’autre part, les perspectives du CRISP sont, comme son nom l’indique, à la fois plus spécifiques et plus larges que celles de la science politique à proprement parler: notre objet d’étude est le fonctionnement du système socio-politique de la Belgique. Il est vrai qu’à plusieurs reprises au cours de ma formation universitaire, j’ai hésité à m’inscrire en science politique; mais la perspective de l’historien me convenait davantage, étant plus factuelle et empirique.

En 2011, lorsque le CRISP s’est mis à la recherche d’un nouveau rédacteur en chef pour le Courrier hebdomadaire (mon prédécesseur, Étienne Arcq, ayant atteint l’âge de la pension), il a tenu à engager une personne dont la formation se situait au carrefour des différentes sciences humaines (la politologie, bien sûr, mais également le droit, l’économie, la sociologie, etc.). Dès lors, un profil d’historien de l’époque contemporaine lui est apparu pertinent. Pour ma part, je connaissais le CRISP depuis de nombreuses années, et je m’étais toujours senti en phase avec sa manière d’étudier les processus et les acteurs de la décision politique.

Quelle a été votre dernière publication et quelles sont ses conclusions?

Cédric Istasse: Il s’agit du Courrier hebdomadaire n° 2500, intitulé "La Belgique, un État fédéral singulier" et rédigé par quatre membres du CRISP: Jean Faniel, Vincent Lefebve, Caroline Sägesser et moi-même. Ce numéro spécial a pour ambition de cerner et d’expliquer les spécificités du fédéralisme belge. Pour ce faire, nous avons examiné l’ensemble du système institutionnel de la Belgique, tant sur le plan de ses processus historiques d’élaboration et d’évolution qu’au niveau de ses actuelles dynamiques politiques, linguistiques, sociales et économiques. Parallèlement, nous l’avons comparé aux vingt-huit autres systèmes fédéraux qui existent à travers le monde (en particulier, bien entendu, ceux des démocraties occidentales de niveau de développement comparable que sont l’Allemagne, le Canada, les États-Unis et la Suisse). Il va de soi que chaque État fédéral est unique dans son architecture institutionnelle, dans ses structures et dans ses équilibres. Mais il n’empêche que, par rapport aux autres pays fédéraux, la Belgique présente de réelles spécificités.

 

En effet, le fédéralisme belge découle et participe d’un mouvement de dissociation (et non d’association); il trouve sa source et sa raison d’être dans des différences linguistiques; il est évolutif (le pays semble même engagé dans une transformation institutionnelle presque continuelle ou du moins assez régulière) et empirique (il est construit sans plan préconçu ni même feuille de route préalable); il comporte plusieurs types d’entités fédérées (les Régions et les Communautés, sans oublier les Commissions communautaires), qui de plus se superposent territorialement; il est asymétrique (puisqu’il n’est pas deux entités fédérées belges qui soient identiques dans leurs compétences); il permet le transfert d’exercice de compétences entre des entités fédérées; de multiples logiques, institutions et pratiques lui confèrent un caractère multipolaire, mais les relations qui se déploient en son sein présentent un caractère bipolaire prononcé (entre autres sur le plan économique); il ne connaît formellement que des compétences exclusives (chacune des composantes de l’État fédéral belge menant librement sa propre politique dans le champ d’application de ses compétences), y compris sur le plan international.

Ensuite, il repose sur le principe d’une équipollence entre les normes fédérales et fédérées (il n’y a pas de hiérarchie entre les lois fédérales et les décrets et ordonnances); il dénie au niveau de pouvoir fédéral presque tout pouvoir de contrainte ou de tutelle sur les entités fédérées; il connaît la notion de conflits d’intérêts (qui n’a pas vraiment d’équivalent dans les autres États fédéraux) et instaure un système de prévention des conflits de compétence qui est atypique; il prend place dans le cadre d’une démocratie consociative et d’une particratie marquée par la quasi-absence de formations politiques nationales.

Peut-on dresser des liens entre cette publication et l’actualité?

Cédric Istasse: La Belgique a déjà connu six réformes institutionnelles (entre 1970 et 2014), et nul acteur ou observateur de la vie politique belge n’imagine que ce mouvement est désormais clos. Potentiellement même, le pays est à la veille d’une septième réforme de l’État. Il importe donc, dans la perspective de cet avenir, de connaître précisément les moteurs, les rouages et les mécanismes de l’actuelle architecture institutionnelle belge (ce qui passe notamment par la compréhension de leur genèse et de leur histoire).

En outre, la comparaison avec d’autres États fédéraux offre d’intéressantes mises en perspective; or, jusqu’à présent, les décideurs politiques ne se sont pour ainsi dire jamais livrés à un tel exercice. Ainsi, la pertinence de l’existence du Sénat est largement remise en cause, en ce compris au sein même de cette assemblée; or il apparaît que cette position repose, au moins en partie, sur une profonde méconnaissance du rôle des chambres hautes dans les États fédéraux.

Où vous voyez-vous dans dix ans? Quels sont vos projets?

Cédric Istasse: J’espère être toujours au CRISP, et y occuper toujours le double poste de chercheur et de rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire. En effet, c’est un métier passionnant, par la richesse et la variété tant des contacts noués (notamment, avec les auteur·e·s externes, qu’il s’agisse de professionnel·le·s de la recherche ou d’acteur·rice·s de terrain) que des thèmes traités (il suffit de regarder notre catalogue de publications), des disciplines abordées (comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire en début de l'entretien) et des tâches effectuées (puisque, outre le Courrier hebdomadaire, le CRISP réalise des analyses d’éducation permanente, édite des ouvrages, tient un "vocabulaire politique", donne des conférences, etc.).

Mes projets de recherche personnels concernent essentiellement l’évolution institutionnelle de la Belgique, le développement des identités régionales et communautaires, la participation des femmes à la vie politique, et l’histoire de la Communauté germanophone.

L'entretien a été réalisé le 21 octobre 2022.

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Cédric Istasse est licencié en histoire contemporaine. Il est rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire du CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques).

 

 

 

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L’entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

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Pictures : "belgian flag" by fdecomite is licensed under CC BY 2.0.; "Map of federal states" by Lokal_Profil is licensed under CC BY-SA 2.5.; "Sénat - Parlement fédéral - Belgique" by saigneurdeguerre is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.