La “liste OCAM” ou l’ancrage de l’organe de coordination au sein du champ antiterroriste belge

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Un billet de Chloé Thomas.

En 2015, la montée en puissance de l’État islamique dans la zone irako-syrienne et l’intensification parallèle de la lutte contre le terrorisme en Europe ont participé à mettre en lumière un acteur resté jusqu’alors relativement méconnu. Après les attentats de Paris en novembre 2015 puis de Bruxelles en mars 2016, l’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace (OCAM) est en effet projeté sur le devant de la scène politique. Encore aujourd’hui, l’OCAM est principalement connu du grand public pour les niveaux de la menace qu’il définit sur une échelle de 1 (faible) à 4 (très grave).

Longtemps resté dans l’ombre, l’OCAM et son rôle dans la lutte contre le terrorisme soulèvent pourtant plusieurs questions. Dédié exclusivement à la menace terroriste et extrémiste, l’existence de l’OCAM est en effet directement tributaire de celle d’une menace. Sa mission d’évaluation et l’échelle de quatre niveaux suggèrent en outre qu’il serait possible de mesurer l’état de la menace et de quantifier le risque terroriste. C’est pourquoi, la thèse a interrogé la place de l’OCAM dans l’organisation antiterroriste belge et, plus largement, son rôle dans la définition des menaces reconnues comme légitimes.

Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu et Didier Bigo, l’OCAM est appréhendé dans une perspective relationnelle, c’est-à-dire à partir des agences avec lesquelles l’organe de coordination évolue dans le champ antiterroriste belge, coopère mais est également en compétition. Plus particulièrement, l’OCAM est étudié au travers des perceptions que s’en font les agents du champ. Pour ce faire, la récolte et l’analyse de ressources documentaires (législation, comptes-rendus des débats parlementaires, rapports d’activités des agences de sécurité, etc.) ont d’abord permis d’identifier les principales agences de l’antiterrorisme en Belgique et de dessiner une première esquisse de la doxa antiterroriste, c’est-à-dire les représentations et certitudes que partagent les agents du champ, les « allants-de-soi » qui légitiment et justifient une certaine manière de lutter contre le terrorisme. Ensuite, l’analyse thématique des entretiens réalisés avec les agents du champ antiterroriste belge a fait apparaître les ressources valorisées au sein du champ ainsi que les relations, nœuds et tensions entre les différentes agences.

La banque de données commune pour une reconnaissance tardive de l’OCAM

L’arrivée de l’OCAM dans le champ en 2006 ne s’est pas faite sans difficulté. Pour cause, le service a été imposé aux acteurs existants de l’antiterrorisme, tels que les services de renseignement ou de police. Après le choc des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, suivis des attentats de Madrid et de Londres en 2004 et 2005, l’Union européenne a en effet appelé ses États membres à mettre sur pied des fusion centres ou centres de coordination, chargés de rassembler les informations relatives à la menace terroriste dont disposent les services renseignement et de sécurité. Or, l’OCAM a très vite été perçu comme un concurrent par les services de renseignement et en particulier par la Sûreté de l’Etat qui voyait en l’organe de coordination une menace directe pour ses prérogatives et ses contacts privilégiés avec les partenaires étrangers.

Toutefois, si l’OCAM est effectivement longtemps resté un acteur marginal du champ antiterroriste belge, il est récemment parvenu à s’imposer comme un partenaire légitime aux yeux des agents du champ. Aujourd’hui, l’organe de coordination possède divers capitaux qui lui permettent d’être reconnu et d’avoir de l’influence au sein du champ: un capital économique d’abord grâce à l’augmentation de ses moyens; un important capital social ensuite, en particulier à travers les officiers de liaison de ses services d’appui mais également la personnalité très appréciée de son ancien directeur; ou encore un capital politique conséquent en raison de sa position hybride, à cheval entre le champ antiterroriste et le champ politique.

Malgré l’accumulation de ces différents capitaux, c’est une mission très précise, presque opérationnelle, qui a permis à l’OCAM de se rendre incontournable : la gestion opérationnelle de la banque de données commune (BDC). Médiatisée dans le cadre de l’affaire Conings, ce que les acteurs politiques et médiatiques ont appelé – à tort – "la liste OCAM" renvoie en réalité à la BDC Terrorist Fighters, alimentée par l’ensemble des partenaires avec les informations non classifiées dont ils disposent. D’abord mise sur pied pour suivre les individus partis combattre aux côtés de l’État islamique, la BDC compte aujourd’hui de nouvelles catégories – telles que les extrémistes potentiellement violents – qui étendent largement son champ d’action. Cet outil autrefois purement conjoncturel incarne désormais les capitaux informationnel et culturel de l’OCAM à qui l’on reconnait une expertise unique en matière de terrorisme et d’extrémisme.

Grâce à la BDC, l’OCAM est ainsi devenu incontournable. Surtout, cette mission lui permet de rassurer les services de renseignement, et en particulier la Sûreté de l’État, qui y voit une tâche très restreinte et conserve le pouvoir symbolique du capital international. En effet, si l’organe de coordination a pu accumuler un certain capital notamment européen, à travers par exemple ses relations avec ses homologues étrangers, mes résultats montrent que l’OCAM ne joue pas cette carte sur la scène nationale. Au sein du champ antiterroriste belge, sa stratégie de positionnement repose ainsi aujourd’hui principalement sur la banque de données commune et son rôle de gestionnaire opérationnel.

 

L’OCAM comme instrument de dépolitisation de la lutte antiterroriste

En faisant dialoguer les approches sociologiques de la sécuritisation et le concept de dépolitisation selon Matthew Flinders et Matt Wood, la recherche discute la façon dont l’OCAM participe à dépolitiser la lutte antiterroriste, c’est-à-dire à masquer (sans faire disparaître) le caractère profondément politique de l’antiterrorisme.

Parmi les mécanismes de dépolitisation étudiés, un consensus existe parmi les agents du champ antiterroriste sur l’importance des analyses dites "objectives" de l’OCAM. En particulier, les critères d’évaluation de l’organe de coordination (tout comme son récent logiciel d’analyse des risques) sont valorisés dans le champ comme gage de son professionnalisme et de son objectivité. La distinction opérée par les agents du champ entre les analyses "objectives" de l’OCAM, d’une part, et les décisions politiques prises sur cette base, d’autre part, a pour conséquence d’aseptiser la définition des menaces. Celles-ci seraient détectables pour autant que l’on dispose de toutes les informations – un point de vue qui néglige les rapports de force à l’œuvre dans la désignation des dangers. En retour, la thèse montre comment ces mécanismes de dépolitisation renforcent la position dominante de l’OCAM, dont les analyses deviennent plus difficilement contestables au nom de sa supposée objectivité.

Malgré ses spécificités, cette étude du cas belge offre un éclairage nouveau sur les approches sociologiques de la sécuritisation, d’abord en étudiant un fusion centre, acteur jusqu’ici négligé par la littérature critique. En outre, la thèse souligne l’importance et la pertinence, à côté des solidarités transnationales entretenues par les agences de sécurité, de la scène nationale. Au-delà du débat scientifique, la recherche insiste sur les ressorts politiques de la lutte antiterroriste et la façon dont l’OCAM se fait le relais d’une certaine manière de lutter contre le terrorisme. Outre les batailles institutionnelles et tensions inhérentes au champ, les rapports de force identifiés dans la thèse doivent être pris en considération et offrent une grille de lecture pour comprendre les orientations actuelles de la lutte antiterroriste en Belgique.

 

Publication de référence: Thomas C. (2021) ‘Une menace possible et vraisemblable’. Dire et faire la sécurité : l’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace et la structuration du champ antiterroriste belge. Thèse de doctorat en sciences politiques, Université Saint-Louis – Bruxelles.

 

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Chloé THOMAS est docteure en science politique. Elle est chercheuse associée au CReSPo à l’Université Saint-Louis Bruxelles. Ses recherches s’inscrivent dans les approches critiques de la sécurité et la sociologie politique internationale. En particulier, ses travaux portent sur l’organisation de la lutte contre le terrorisme en Belgique, la construction des menaces et les pratiques du renseignement.

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