Entretien avec Thomas Dermine, Secrétaire d’État à la recherche scientifique

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Un entretien avec Thomas Dermine.

Quelle est votre vision de la science politique? Quel rôle sociétal devrait selon vous jouer la science politique dans la Belgique contemporaine?

Thomas Dermine: Vaste question sur la science politique... (rires). Elle recouvre des aspects très variés selon moi, dont trois principaux.

 Premièrement, ils sont à la fois moraux et philosophiques, c’est l'étude des grands courants de pensée.  Personnellement, j'ai étudié Sciences Po à l’ULB et j’avais des cours qui se rapportaient à la philosophie politique, à l'histoire des grands courants de pensée, mais qui se rapprochaient plus des sciences morales ou de la philosophie en interrogeant les conceptions de la cité et de l'organisation des relations de pouvoir.

Deuxièmement, il y a presque une approche analytique et historique, qui est l'étude du fonctionnement démocratique actuel et passé à travers des grands moments de l'histoire au milieu de tensions politiques où le rapport de force se construit, où les institutions se sont construites et ce qui en découle, comme l’envisage le politologue Pascal Delwit.

Troisièmement, il y a l'étude des politiques publiques, au sens de la conception du design et de l'évaluation de la politique publique. Ce qui est à la fois la richesse et la faiblesse des sciences politiques, en tout cas presque de façon ontologique, c'est qu’on jongle en permanence entre ces trois notions.

J’ai été fort marqué d'avoir étudié les sciences politiques à la fois dans un contexte anglo-saxon et dans un contexte belge et européen-latin: les Américains font la différence entre politics et policy. En Belgique francophone, en tout cas, dans mon cursus à l’ULB, on était très peu sur les aspects de policy. On s’intéressait à des questions très pratiques de gestion de politiques publiques. Par exemple, comment concevoir le design statistique d'un mécanisme d'évaluation des politiques publiques? La science politique présente donc une nature multiforme. 

Office Politics: A Rise to the Top

Vous avez entrepris des études d’ingénieur de gestion à la Solvay Brussels School. Dans quelle mesure cette formation influence-t-elle l'exercice de vos fonctions actuelles?

Thomas Dermine: J'ai effectivement fait les deux: j’ai commencé par mon premier bac à Solvay et, à partir du deuxième bas, j'ai fait deux cursus en parallèle. Je trouve ça vraiment fabuleux parce que je pense qu'on a tendance à surestimer la rationalité humaine et à sous-estimer l'influence des cadres conceptuels qui nous sont appris par les études. Que ce soit via le prisme de la science économique ou de la science politique, on analyse souvent les mêmes questions sur les rapports économiques au sein de la société: Pourquoi y-a-du chômage? Pourquoi l'État a-t-il une place plus ou moins forte dans la société en fonction de l'espace et des époques?

Le fait de prendre ces questions avec un prisme économique dans un auditoire étudiant qui est de tradition un peu plus conservatrice à Solvay ou dans un auditoire avec des référentiels et des cadres d'études, des outils qui sont ceux de la science politique dans un auditoire plus progressiste, à gauche, en Sciences Po, fait que les prismes du réel sont complètement différents. On a non seulement un filtre à la sélection qui fait que si vous avez certaines orientations politiques, vous risquez plus de vous orienter à gauche ou à droite, mais en plus de ça, il y a une espèce de mécanisme de renforcement parce que les concepts théoriques qui étudient les mêmes problématiques orientent le regard fortement. 

Je trouvais que faire les deux en parallèle permettait de se rendre compte d’un certain relativisme où on croit qu'on se forge une opinion parce qu'on a un cadre théorique, alors qu’en fait, le choix même du cadre théorique a une influence forte sur le regard. 

C'est assez drôle parce que j’ai une anecdote que je raconte souvent : dans l’auditoire de Solvay, j'étais souvent considéré comme un anarcho-gauchiste parce que je mettais un accent fort sur la régulation du marché. Ensuite, en Sciences Po, j'étais quasiment considéré comme un disciple de Thatcher parce que je disais que le marché avait un rôle et des vertus pour allouer des ressources rares entre individus (rires). 

Vous avez effectué des recherches dans différents pays, notamment à Londres et à Boston, avant d'exercer vos fonctions actuelles. En quoi cela a-t-il influencé votre vision des sciences humaines et politiques?

Thomas Dermine: Effectivement cette différence entre policy et politics est très forte. Je trouve qu’en Belgique francophone, on s’intéresse peu au policy. Par exemple, je trouve que les cursus en sciences politiques sont relativement faibles en évaluation des politiques publiques. Moi ce qui m'a frappé, c'est à quel point, dans mon cursus aux États-Unis,  la moitié des cours consistait en économétrie appliquée, c'est-à-dire comment mesurer l'impact d'une politique publique,  comment faire pour dimensionner des programmes sociaux pour s’assurer qu’ils concourent à la fonction objective définie?

European Parliament (Brussels)

En Belgique, on est souvent sur des concepts fort larges et sur des mesures sans évaluer leurs objectifs. On catégorise comme technique des choses qui ne sont relativement pas techniques, mais qui impliquent des discussions sur de grands principes, de grandes orientations, sans rentrer dans les principes de design de la mesure des politiques publiques. 

Par exemple, on prend une décision directement à l'échelle du système.  On n'a pas ces systèmes d'essai-erreur où on va itérer en fonction de différents ajustements. Il n’y a qu’en politique qu’ on prend une mesure à l'échelle d'un système en espérant qu'elle marche directement. Pourtant, il y a toujours un processus d’essai-erreur, d'évaluation et d’ajustement.Instiller la culture de l’évaluation doit se faire à l’université. Cette culture est atrophiée par rapport à son importance pour la gestion publique

Que pensez-vous des sciences humaines à l'aube de 2022?

Thomas Dermine: Il y a un rapport compliqué entre les deux termes: entre sciences et humaines. Je pense que les sciences humaines sont plus nécessaires que jamais dans la société car de nombreuses problématiques techniques ont une dimension humaine. Par exemple, je pense que sur des problématiques aussi importantes que la lutte contre une pandémie ou contre le réchauffement climatique, il y a une dimension technique très importante. Mais les sciences humaines ont un rôle fondamental à jouer: comment puis-je faire en matière de psychologie sociale pour gérer un changement et donner une direction dans la société qui modifie les changements? 

Assez paradoxalement, je trouve que parfois les sciences humaines se limitent à vouloir copier de façon trop rigoureuse les sciences dures comme s'il était possible de définir des lois immuables dans la société comme il y a des lois immuables dans la physique ou dans la biologie. 

Je prends l’exemple de ce qu'on appelle l'économie empirique ou quantitative et qui me déçoit fortement. Il y a un espèce de complexe chez les économistes. Ainsi, Ester Duflot copie les méthodologies de quasi-expérimentation observées en sciences naturelles. Ce faisant, on restreint le champ d'applicabilité des recommandations en termes de politiques publiques On arrive en effet à des conclusions qui sont très valides d'un point de vue scientifique. Mais est-ce pertinent? On ne met pas suffisamment en avant le caractère innovant et radical des conclusions qui pourraient avoir des impacts en termes de politique publique.

Still rainy in Brussels

Aujourd'hui, si vous regardez par exemple les articles qui sont dans les meilleures revues scientifiques en économie, ils sont excellents d'un point de vue méthodologique parce qu'il cherche quelque part à copier les méthodologies d'expérimentation scientifique des sciences exactes.

Singulièrement, je pense que les théories économiques perdent leur rôle central parce qu'elles cherchent à avoir une applicabilité scientifique. Je pense que si Keynes ou si Marx avaient approuvé par la méthode scientifique leur théorie, ils n'auraient jamais eu la place qu'ils ont dans l'histoire de la société. J'aime beaucoup les travaux d’Esther Duflot, mais est-ce qu'elle va rester?

La mise en avant des filières STEM a suscité certaines craintes pour la recherche en sciences humaines. Ces craintes sont-elles fondées?

Thomas Dermine: Il n’y a pas de concurrence entre les filières. On a d’excellents physiciens ou d’excellents ingénieurs qui finissent par devenir des politologues, sociologues ou économistes de qualité. Mais on a rarement l'inverse. Je suis pour un libre choix de l'individu de choisir les bonnes filières ou pas.  Je pense qu'on a besoin, singulièrement en Wallonie de plus de scientifiques et de plus de mathématiciens. C’est un enjeu de développement économique fort.

Je pense qu’aujourd’hui, les choix de filières ne se font pas de manière informée. Il y a une forme d'asymétries d'information entre les jeunes qui viennent de milieux privilégiés et ceux qui viennent de milieux non-privilégiés. Si tu regardes un auditoire de droit ou d’ingénieur de gestion, ça n'a pas la même sociologie qu’un auditoire de psychologie. Pourquoi cela? Parce qu'en fait les enfants de familles privilégiées savent que les perspectives d'emploi, les perspectives de travailler dans son champ d’études ne sont pas les mêmes en fonction des auditoires. 

Education

Je suis un partisan radical de cette transparence. Je trouve qu’on devrait quasiment forcer toutes les institutions d'enseignement supérieur à faire ce travail de transparence. Il faut bien sûr que ceux qui sont évidemment intéressés par la filière puissent la choisir si c’est leur choix, mais il faut pouvoir faire des choix de façon informée en connaissant par exemple la probabilité d'avoir un emploi en lien avec ses études.

On ne fait bien sûr pas des études en fonction des revenus, mais il faut être informé de ça pour la suite. Je trouve que cette transparence est très importante aussi pour ne pas créer une forme de frustration.

Je pense que c'est aussi pour ça que c’est important de mettre en avant les STEM parce qu’on observe que c'est dans ces métiers-là qu'il y a le plus de pénurie: avoir un premier diplôme en STEM n'empêche pas après de faire d'autres choses alors que si on se désoriente des STEM après on ne revient pas vers les STEM.

Le monde de la recherche reste un univers particulièrement masculin, la science politique ne faisant pas exception à ce constat. De quelle manière pourrions-nous aboutir à une féminisation accrue de la recherche?

On peut faire un premier pas en travaillant sur les rôles modèles, qui créent des exemples et des fonctions exemplatives, gérées par des femmes.

Un autre levier important est la structure même des carrières scientifiques. C'est la même chose dans le secteur privé. En gros, tu finis tes études à 22, 23, 24 ans puis après tu fais ton doctorat qui dure 4-5-6 ans. Tu te retrouves donc à la fin de la vingtaine et tu dois donner le gros coup de boost de ta carrière en publiant énormément.

Dans le système anglo-saxon il y a ce qu'on appelle les "tenure tracks", tu dois publier un maximum pour avoir ton statut de professeur temps plein. L'inégalité fondamentale de genre, c'est la maternité et c'est dans cette décennie-là que la plupart des inégalités se créent. On pourrait élargir les carrières académiques dans le temps pour ne pas avoir cette espèce de temporalité autour du "tenure track".

L'entretien a été réalisé le 2 juin 2022.

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Thomas Dermine est Secrétaire d’État pour la Relance et les Investissements stratégiques, chargé de la Politique scientifique, adjoint au ministre de l’Économie et du Travail.

 

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L’entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

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Pictures : "Toppol met Thomas Dermine" by Voka licensed under CC BY 2.0.; "Office Politics: A Rise to the Top" by Alex E. Proimos licensed under CC BY-NC 2.0.; "European Parliament (Brussels)" by Xaf licensed under CC BY 2.0.; "Still rainy in Brussels" by koen_jacobs licensed under CC BY-ND 2.0.; "Education" by Xin Li 88 licensed under CC BY-NC-ND 2.0.