Regard sur les conflits sociaux

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Un entretien avec Jean Faniel.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amené à la science politique?

Jean Faniel: J’ai toujours été assez ouvert sur le monde. J’étais assez curieux de découvertes et de comprendre aussi comment il fonctionne. Dès lors, j’hésitais entre le journalisme et la science politique. Finalement, j’ai choisi la science politique. Ce sont des études qui m’ont beaucoup plu. Ensuite, j’ai pu entamer un parcours de recherche qui a débouché sur une thèse de doctorat, à l’ULB. Une fois que celle-ci a été terminée, j’ai pu être engagé au CRISP et, il y a huit ans, en prendre la direction. C’est donc un parcours assez logique. Et pourtant, sans plan de carrière à la base…

Quels sont les enseignements des deux numéros du Courrier hebdomadaire du CRISP qui viennent de paraître, consacrés aux grèves et aux conflictualités sociales durant l’année 2020?

Jean Faniel: C’est dans le cadre du Groupe de travail de l’ABSP "Questions sociales, conflits sociaux" que le projet de développer une étude de fond sur les grèves a été poursuivi. Elle a pris place dans un volume de la collection de l’ABSP, sur la grève et le droit de grève, entre autres. À partir de là, on a nourri le projet de mener une étude récurrente sur ce sujet, puis on l’a mis en œuvre avec un petit groupe qui nous a amené à travailler année après année sur les grèves.

Cette "spin-off", si j’ose dire, du groupe de travail "Questions sociales, conflits sociaux" est devenue le GRACOS, le Groupe d’analyse des conflits sociaux. D’une dizaine de personnes, on est maintenant passé à plus d’une vingtaine de membres. En 2012, on a publié pour la première fois un volume sur les grèves survenues en 2011, le principe étant toujours de publier sur l’année écoulée.

Année après année, on a ainsi pu voir comment sont traités les conflits d’entreprise ou encore les conflits qui se déroulaient au niveau des secteurs d’activité. On a également pu voir toute l’évolution de l’activité, à la fois des grèves, mais aussi de la concertation sociale, au niveau national interprofessionnel. Tout cela montre vraiment, au fil du temps, l’évolution d’un type d’action, la grève, en lien avec la justice, et en lien avec le pouvoir politique. Parce qu’à travers les conflits sociaux qui sont abordés, on voit aussi les politiques publiques qui ont été et qui sont menées par les gouvernements Di Rupo, puis Michel, et aujourd’hui par le gouvernement Vivaldi.

Qu’est-ce qui ressort des deux volumes consacrés à 2020 ?

Jean Faniel: L’étude de 2020 est évidemment très fortement marquée par la pandémie, par sa gestion et par les conséquences que cela a pu avoir au niveau des secteurs, au niveau des entreprises et aussi au niveau interprofessionnel. Nous avons dû faire deux volumes, car il y avait beaucoup de choses à traiter. Dans le premier volume, on revient sur les questions interprofessionnelles et les conflits dans certains secteurs. On voit qu’il y a eu une activité réduite en termes de nombre de jours de grève, mais que la pandémie n’a pas gelé l’activité des grèves. Elle a eu des conséquences en termes de conflictualité sociale et de tensions sociales.

Le secteur de la santé est le premier qui vient à l’esprit, d’autant que la conflictualité sociale y était déjà forte avant l’arrivée du Covid-19. Cela a aussi été le cas dans le secteur de la grande distribution, qui a été fortement sous pression avec le confinement, quand beaucoup d’autres secteurs étaient à l’arrêt. Une catégorie de personnes a aussi beaucoup souffert : ce sont les détenus, raison pour laquelle on consacre un chapitre aux effets de la pandémie et à la conflictualité sociale dans les prisons.

En outre, nous nous sommes intéressés à ceux qui se sont mobilisés par le biais d’une manifestation pendant le confinement, alors que tous les regroupements étaient parfaitement interdits: ce sont les sans-papiers, qui, durant cette année 2020 et encore depuis lors, ont mené pas mal d’actions pour attirer l’attention sur leur situation et demander une régularisation – qu’ils attendent toujours. Enfin, il y a aussi dans ce premier volume un chapitre qui revient sur des décisions de justice qui ont condamné des militants et des responsables syndicaux dans le cadre de faits qui entouraient des mouvements de grève en 2015 et en 2016. Ce cas est sans relation avec la pandémie. Mais ce chapitre montre bien la manière dont la conception des magistrats évolue par rapport à ce qui est permis ou ce qui n’est pas permis dans le cadre d’une grève.

Et que trouve-t-on dans le second volume?

Jean Faniel: Le second volume porte sur des entreprises, et revient notamment sur des grèves qui se sont déroulées autour de la gestion de la pandémie à ce niveau, notamment autour des précautions prises (ou pas) pour que les travailleurs ne soient pas contaminés. Trois grandes entreprises sont traitées: AB InBev à Liège, Audi à Forest et la STIB à Bruxelles. Au sein de celle-ci, une bonne partie des effectifs au niveau des chauffeurs ont décidé de faire usage du droit de retrait. Ce droit est consacré par les législations internationales, mais n’a jamais été utilisé en Belgique. L’idée est que si le travail que l’on est censé faire met en danger la santé des travailleurs, ceux-ci ont le droit de refuser de prendre leur service. La direction de la STIB ne l’a pas du tout entendu de cette oreille et a sanctionné ces chauffeurs. Une bataille juridique s’est alors engagée, dont on ne connaît pas l’issue à ce stade.

C’est aussi cela l’esprit du GRACOS, c’est de s’attacher à des conflits d’entreprise qui révèlent quelque chose de l’évolution du droit de grève et de la manière dont les grèves sont à la fois menées, mais aussi perçues par les directions d’entreprise, par le monde politique ou encore par le monde judiciaire. D’autres conflits sont traités qui, eux, ne sont pas en relation avec la pandémie parce qu’ils étaient déjà en cours avant celle-ci ou parce qu’ils se sont déroulés en parallèle de celle-ci.

Pensez-vous que les grèves pourraient s’intensifier ou s’estomper au fil du temps à l’avenir, notamment en lien avec les mesures qui sont prises par les différents gouvernements?

Jean Faniel: On constate qu’il y a des grèves de différentes natures à différents niveaux. On a des grèves dans les entreprises, dans les secteurs et parfois au niveau interprofessionnel. À la fin de l’année 2021, plusieurs mouvements de grève ont touché des secteurs différents, ainsi que le niveau interprofessionnel, avec en particulier la question des salaires, dont la négociation est perçue par les syndicats comme cadenassée par la loi. Ces acteurs estiment qu’il devrait y avoir plus de liberté de négociation pour les entreprises et secteurs qui se portent bien sur le plan économique, avec des hausses de salaire qui soient plus élevées que dans des cas où, au contraire, la situation est moins bonne. Le monde patronal, d’une part, et les partis qui sont au gouvernement, d’autre part, estiment en revanche que la loi doit rester en l’état.

C’est donc un conflit d’ordre interprofessionnel puisqu’il touche toutes les branches d’activité du secteur privé. À côté de cela, des mouvements sont plus circonscrits à un secteur ou à une entreprise en particulier. À la fin de l’année 2021, on a assisté à des conflits qui peuvent toucher différents secteurs comme la santé, les agents de police ou bien des mobilisations qui sont d’ordre interprofessionnel (par exemple, la manifestation importante du 6 décembre de la FGTB et de la CSC au niveau interprofessionnel par rapport à la question des salaires notamment).

Cela ne fait pas pour autant un grand mouvement d’ampleur. Parfois, on a des mouvements qui se rejoignent, s’entrecroisent et qui convergent dans des revendications. Mais parfois, on a aussi des mouvements qui restent séparés et dont la force peut être moindre car chacun essaie de porter les revendications qui lui sont propres.

Dans un registre plus personnel, qu’est-ce que vous préférez le plus dans la science politique?

Jean Faniel: Je pense que c’est à la fois essayer de comprendre les choses, de comprendre comment fonctionne le monde et, en particulier, comment se prennent les décisions au niveau politique, notamment en Belgique en ce qui concerne les travaux que je mène. C’est aussi de pouvoir l’expliquer. On a en quelque sorte la chance d’être payé à temps plein pour pouvoir essayer de comprendre le monde. Je pense que notre mission c’est aussi de pouvoir donner des éclairages et des clés de lecture à des gens dont ce n’est pas l’occupation à temps plein mais qui ont besoin de pouvoir comprendre le monde dans lequel ils vivent et éventuellement dans lequel ils s’organisent ou militent dans différents types d’organisation.

Où vous voyez-vous dans dix ans?

Jean Faniel: Je pense que je suis bien là où je suis. Je suis heureux de faire ce travail et de le faire avec les gens qui m’entourent et avec les collaborations que j’ai pu mettre en place à différents niveaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du CRISP. Si dans dix ans, je prends toujours le même plaisir, je pense que je serai toujours là.

L'entretien a été mené le 14 décembre 2021.

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Jean Faniel est directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP). Ses recherchesportent sur la vie politique belge et son financement, les élections, la concertation sociale, le chômage et les politiques de l’emploi, les acteurs socio-politiques (partis politiques, syndicats, mouvements sociaux).

 

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L'entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

Pictures: 'Portugues anti-Troika demonstration' by pedrosimoes7, licensed under CC BY 2.0; 'Manifestation 5 février 2019 à l'appel des syndicats et des "gilets jaunes" ' by Jeanne Menjoulet, licensed under CC BY-ND 2.0; 'Manifestation de 2010 à Bruxelles contre les politiques d'austérité' by Gérald Garitan, licensed under CC BY-NC 2.0.