La démocratie directe peut-elle réduire le mécontentement envers la politique?

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Un billet rédigé par Hannah Werner et Andrea Felicetti.

Au cours des dernières décennies, les référendums se sont multipliés dans le monde entier. Outre son utilisation de longue date en Suisse, nous pouvons relever l’importance de nombreux référendums dans un passé récent, comme par exemple: les référendums sur l'avortement et le mariage homosexuel en Irlande, les référendums sur la légalisation de la marijuana dans plusieurs États américains en novembre dernier et, bien sûr, le Brexit.

La multiplication des référendums a généré un grand espoir, à savoir que la participation des citoyens au processus décisionnel contribuera à combler ce qu’on appelle le "déficit de légitimité" (legitimacy deficit). Ce déficit se manifeste par un faible niveau de confiance politique, un mécontentement à l'égard des hommes et femmes politiques et le sentiment répandu que la politique est une affaire d'élites où les gens ordinaires ne sont pas entendus. En incluant les citoyens dans le processus de décision, ces derniers pourraient se sentir à nouveau entendus et, par conséquent, développer des attitudes plus positives envers le système politique. Mais les citoyens veulent-ils vraiment prendre eux-mêmes et directement des décisions politiques?

Prise de décision ou expression d'un mécontentement?

Si on examine les résultats de sondages, il semble en effet que les citoyens de toute l'Europe soient enthousiastes à l'idée de prendre directement des décisions. Selon le European Social Survey, une enquête de grande qualité qui sonde régulièrement l’opinion publique en Europe, environ 8 européens sur 10 jugeaient en 2012 que les citoyens décident de questions politiques importantes lors d'un référendum était une bonne ou très bonne idée. Même en Belgique, où le niveau de soutien aux référendums est le plus faible parmi les 29 pays étudiés, environ 7 personnes sur 10 sont favorables à la prise de décision par consultation populaire. Ce soutien apparemment élevé est accompagné d’un vaste débat académique depuis plus de deux décennies maintenant.

Qu'indique réellement le soutien populaire aux référendums: les citoyens veulent-ils vraiment des outils de décision plus directs ou le disent-ils seulement dans les sondages? Deux camps ont dominé le débat académique autour de cette question. D'une part, les spécialistes du changement des valeurs chez les citoyens ont fait valoir que ces derniers sont devenus plus émancipés, post-matérialistes et critiques à l'égard des structures politiques et ont donc développé des idées plus égalitaires sur la manière dont les démocraties devraient être structurées. Selon leur argument, les citoyens souhaitent réellement avoir plus d'influence dans la prise de décision politique.

En revanche, d'autres universitaires s'inspirent de la thèse de la stealth democracy avancée par John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse en 2002. Ils affirment que la dernière chose que les citoyens veulent est d'être impliqués dans la politique. En fait, selon eux, les citoyens préféreraient que la politique soit comme un bombardier furtif - presque invisible, opérant efficacement en arrière-plan. Ce n'est que lorsqu'ils sont profondément mécontents de leurs dirigeants politiques qu'ils exigent un contrôle populaire. Le soutien aux référendums serait alors avant tout l'expression d'une frustration et non d’un souhait réel de prise de décision plus directe.

Qui a raison? La littérature empirique montre que ce sont effectivement les personnes insatisfaites de la politique qui sont les plus favorables aux référendums. Cela signifie-t-il donc que Hibbing et Theiss-Morse avaient raison et que les citoyens ne soutiennent les référendums que par défiance envers le système politique et ses acteurs?

Une démarche pragmatique

Dans une étude récente, nous suggérons une théorie différente. Il est en effet envisageable que les préférences des citoyens quant à la manière dont les décisions devraient être prises ne soient pas seulement motivées par des idéaux abstraits sur la démocratie ou par une colère aveugle contre tout ce qui est politique. De même, il est possible que les citoyens soient en fait plus pragmatiques que cela et réfléchissent aux types d'outils qui pourraient être une solution aux problèmes concrets qu'ils voient avec la démocratie représentative.

Cette idée s'inspire d'un argument influent avancé par le théoricien politique Marc Warren. Ce dernier a critiqué le fait qu’on réfléchissait trop en termes de "modèles démocratiques" en parlant de démocratie représentative, délibérative ou participative. Au lieu de cela, il serait beaucoup plus fructueux d'adopter une perspective basée sur des problèmes concrets: quelles sont les difficultés que nous rencontrons avec les systèmes démocratiques et quel élément de notre boîte à outils de pratiques démocratiques est le plus adapté pour résoudre le problème? Nous suggérons que cela pourrait également être la façon dont les citoyens envisagent les différents processus décisionnels démocratiques. Les référendums pourraient être considérés comme une solution à certains problèmes de la démocratie représentative contemporaine, mais certainement pas à tous.

Interprétation des données

Nous illustrons notre argument avec les données de la European Social Survey (vague 6, 2012) pour laquelle 37 235 personnes dans 29 pays européens ont été interrogées sur leurs attitudes à l'égard des référendums et de la politique en général. Nous constatons que les citoyens ne considèrent pas les référendums comme le remède magique à tous les maux de la démocratie. Plus précisément, les personnes qui étaient insatisfaites en ce qui concerne la capacité de leur gouvernement à écouter les citoyens souhaitaient davantage de référendums. C'est tout à fait logique: un droit de regard direct sur la prise de décision politique pour les citoyens peut être envisagé comme un remède au manque de réactivité des gouvernements. En revanche, les citoyens mécontents de la capacité du gouvernement à diriger leur pays n'étaient pas plus favorables aux référendums que les citoyens satisfaits. Il semble donc que ceux qui veulent que le gouvernement écoute les citoyens considèrent le référendum comme un outil capable de résoudre ce problème. Celles et ceux qui pensent que les décisions politiques devraient être prises par le gouvernement seul ont tendance à penser que les référendums sont hors sujet. Tout ceci témoigne d'une approche plutôt pragmatique des préférences en matière de processus décisionnels.

En outre, nous constatons également des différences intéressantes entre les pays. En particulier, la fréquence à laquelle les référendums sont organisés dans un pays joue un rôle important. Dans les pays où les référendums n'ont lieu que de temps en temps, la relation entre l'insatisfaction à l'égard d'un gouvernement qui n'écoute pas les citoyens et le soutien aux référendums est plus forte. Cela signifie que dans les pays où les référendums sont davantage une idée abstraite qu'une réalité politique, les citoyens sont plus enclins à considérer les référendums comme une solution à un déficit de réactivité. En revanche, dans les pays où les référendums sont organisés plus souvent, par exemple en Suisse, l'effet est beaucoup plus faible, voire disparaît. Il est possible que l'expérience réelle du fonctionnement des référendums rende les citoyens moins optimistes quant à la possibilité de faire en sorte que les politiciens écoutent réellement les citoyens.

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Quelles leçons pouvons-nous en tirer? Notre étude a surtout montré que les citoyens adoptent une perspective pragmatique des problèmes qu'ils voient dans la démocratie et la pertinence de différents processus décisionnels.

Article de référence:
Werner H., Marien S. et Felicetti A. (2020) "A problem‐based approach to understanding public support for referendums", European Journal of Political Research 59 (3), 538-554.

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Hannah Werner est chercheuse postdoctorante à la KU Leuven. Ses recherches portent sur la légitimité démocratique et la prise de décision participative.

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Andrea Felicetti est Assistant Professor à la Scuola Normale Superiore, Florence, Italie. Ses recherches portent sur les théories et pratiques démocratiques.

 

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Pictures by Element5 Digital, Sandro Cenni on Unsplash.