Frontière et coopération: une difficile liaison

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Un entretien avec Fabienne Leloup.

Pourriez-vous nous parler de votre parcours et de votre rapport à la science politique?

Fabienne Leloup: Initialement, j’ai choisi d’effectuer des "sciences politiques et administratives" aux Facultés universitaires catholique de Mons (l’UCLouvain-FUCaM Mons actuelle) pour devenir journaliste. Mon but était d’analyser les enjeux du monde, et notamment à l’époque, l’évolution de la Communauté économique européenne, la question de l’endettement des pays du Sud ou celle des inégalités en général. J’ai finalement effectué un deuxième cycle en économie publique. Engagée comme assistante juste après mes études, je suis passée du département des Investissements publics au département des sciences politiques. Ma thèse, réalisée à l’University of Cranfield (Royaume-Uni), était pluridisciplinaire et portait sur "Migration Dynamics. A policy exploration tool for Senegal". Basée sur l’analyse des dynamiques interrégionales, elle m’a conduite à approfondir les questions de développement socio-économique des régions au sens général du terme et à étudier l’intégration régionale supranationale, en lien avec l’économie internationale. 

Ces thématiques m’ont amenée à m’impliquer dans divers réseaux dont l’Association de science régionale de langue française, l’European Regional Science Association, Border Regions in Transition ou encore l’Association Tiers-Monde et à travailler avec des économistes, des géographes, des historiens, mais aussi des politistes européens, nord-américains, ou ouest-africains. Au fur et à mesure du temps, des rencontres et des contrats, mes travaux se sont recentrés sur l’analyse de l’action publique locale et régionale, la redéfinition des espaces de cette action, le développement territorial, et la question subséquente de la gouvernance. 

Pouvez-vous nous synthétiser les enseignements de vos recherches plus globalement?

Fabienne Leloup: Pour résumer mes travaux actuels, il peut être utile de repréciser deux notions: le territoire et la gouvernance. En science politique, un territoire est un espace sur lequel s’exerce une autorité liée au pouvoir, il implique dans certains cas un degré supérieur d’autonomie (pensons aux Territoires d’outre-mer français) et renvoie à l’idée d’un construit social. En économie, et spécifiquement en économie territoriale, le territoire se révèle comme un espace-ressource générateur de dynamiques de développement endogène pérennes, en interaction avec les communautés qui l’occupent, avec les projets qui s’y construisent et les règles de coordination qui s’y établissent. La gouvernance renvoie aux processus de coordination multi-acteurs, multi-secteurs et multi-niveaux - illustrés au début des années 2000 par Patrick Le Galès. Il explique notamment que la gouvernance urbaine, les institutions politiques traditionnelles n’ayant plus le monopole de propositions, de décision ou de mise en œuvre de la fabrique de l’action publique. En Europe occidentale en tout cas, une double tendance apparaît: une re-centralisation politique, mais aussi l’émergence de nouveaux dispositifs décisionnels. Dans ce cas, l’acteur public n’est pas absent  il y joue un rôle différent: accompagnateur, intermédiaire, partenaire, un parmi d’autres acteurs de logiques de coopération horizontale ou de coordination verticale.

Mes recherches articulent ces deux notions et portent sur divers thèmes. L’un d’entre eux interroge les espaces de l’action publique, depuis l’espace prédéterminé (comme le périmètre d’une commune), l’espace optimal (le bassin scolaire) ou le territoire (le pays ou la communauté de communes). Au-delà de l’aspect géographique, la question renvoie aux modèles d’action publique souhaités et entraîne l’analyse d’une éventuelle réorganisation des modes de régulation et des acteurs impliqués. 

Un autre thème porte sur l’action publique environnementale, enjeu par nature transsectoriel, transgénérationnel et multiscalaire. Notamment dans le cadre de plusieurs thèses doctorales et d’analyses de parcs régionaux, il s’agit d’étudier les dispositifs mis en œuvre pour répondre aux objectifs contradictoires de conservation et de développement. L’établissement d’aires marines protégées ou la gestion de la forêt, lorsqu’ils s’inscrivent dans une démarche de type territorial, questionnent les systèmes d’information , les processus de coordination et de décision et le champ des acteurs impliqués.

Un autre axe de mes recherches sonde le rôle de la culture dans le développement territorial et la façon dont les acteurs, notamment publics, s’en emparent et éventuellement co-construisent un dispositif décisionnel collectif. Secteur économique à part entière, support à l’attractivité touristique et associée aux politiques de rénovation urbaine, la culture renvoie aussi fondamentalement aux communautés, aux représentations, aux histoires des territoires. Les recherches notamment liées à l’usage du label de capitale européenne de la culture amènent à distinguer les modes de coordination (centralisés ou élargis), le recours ou non aux ressources endogènes, les stratégies de pérennisation.

Le contexte (trans)frontalier constitue enfin un autre important terrain d’analyse croisant les notions de territoire et de gouvernance. La coopération transfrontalière organisée à l’échelle de la coopération territoriale européenne amène des opérateurs de deux États différents, dont des acteurs publics, à mettre en place des projets appelés à se prolonger structurellement: par définition, des modes de régulation innovants doivent se dessiner (voir l’exemple des groupements européens de coopération territoriale). L’analyse de ces dispositifs pose la question de l’institutionnalisation transfrontalière, au vu des l’interdépendance des politiques publiques, de la volatilité potentielle des leaders et des différentiels nationaux. Plus particulièrement, la coopération transfrontalière européenne en matière de santé a fait l’objet d’une étude chronologique des innovations menées à la frontière franco-belge et d’une analyse récente évaluant la coopération avant et pendant la covid-19 à l’échelle européenne. 

Ces dynamiques (trans)frontalières productrices de dispositifs spécifiques de gouvernance se rencontrent également dans d’autres contextes comme les régions ouest-africaines et là aussi façonnent des régulations propres, voire innovantes. En plus, ces études des processus de gouvernance transfrontalière sont fortement imbriquées à d’autres travaux menés avec Sylvie Considère et des collègues suisses ou brésiliens et qui questionnent la représentation de la frontière et de son effectivité. 

Quel lien pouvez-vous faire entre vos recherches et l’actualité?

Les travaux relatifs à la coopération transfrontalière ont été initiés il y a plus de vingt ans. Le contexte, européen en tout cas, était alors celui d’un effacement de la frontière et l’on s’étonnait que des obstacles empêchent encore un programme culturel d’être transfrontalier ou deux hôpitaux de signer des conventions communes. La crise migratoire, le terrorisme, puis la covid-19 ont replacé la frontière au cœur de nos espaces de vie. En outre, les restrictions menées dans un certain nombre de politiques publiques interrogent la portée et la pérennité de la coopération transfrontalière et, tout aussi fondamentalement, les replis identitaires remettent en cause l’ouverture même et le rôle des frontières. 

La question de la redéfinition des espaces de l’action publique trouve elle aussi un écho dans l’actualité de diverses décisions locales récentes, qu’il s’agisse de la fusion de communes ou de l’émergence de "territoires supracommunaux" ou de "zones d’action". 

Plus globalement, les transitions actuelles remettent en cause le modèle libéral mondial contemporain. Tout en relevant l’interdépendance des destins à l’échelle de la planète, la perspective offerte par une approche par les territoires permet d’inscrire le développement dans la cohérence de leurs acteurs, de leurs habitants dans une perspective de complémentarité et de cohésion d’ensemble. Associer territoire et frontière relie la réflexion aux principes de solidarité et de bien vivre.

Qu’est-ce que vous préférez le plus dans ce domaine qu’est la science politique? 

Fabienne Leloup: Si je reprends les composantes classiques de la science politique, je répondrais que c’est l’étude de l’action publique qui articule mes recherches, mettant en évidence les rôles de l’État au sens large et analysant les dispositifs de régulation ou d’élaboration de normes. 

Ce qui articule cette action publique, c’est fondamentalement la prise en compte de l’intérêt commun: son but est d’assurer l’équilibre et la cohésion de la société, de garantir les droits de chaque habitant, chaque citoyen. Le territoire est lui aussi activé par la prise en compte de cet intérêt commun, à son échelle et en cohérence avec le "reste du monde": cet intérêt commun inclut la recherche de solidarité, tient compte de la diversité des aspirations et permet d’organiser la diversité des orientations autour d’un projet collectif, véritable ressource du territoire. 

Où vous voyez-vous dans 10 ans?

Fabienne Leloup: Dans une chaumière normande avec une pile de livres à mes pieds: des romans, des essais sur des débats d’actualité, des romans graphiques et puis des auteurs classiques que je n’aurai pas le temps de lire ou relire d’ici là tels que Machiavel ou Tocquevile ou alors au milieu de représentants, de citoyens ou d’élèves pour co-élaborer un projet de territoire, à Mons ou ailleurs.

 

L'entretien a été réalisé le 25 avril 2022.

 

Fabienne Leloup est professeure de science politique à l’UCLouvain FUCaM Mons, attachée aux Centres de politique comparée (CESPOL) et d’études du développement (CED). Elle était présidente de l’Association de Sciences Régionales De Langue Française (2017-2020) et est présidente-fondatrice de l’Institut des Frontières et Discontinuités.

 

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L'entretien a été réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Parlement de Wallonie.

 

Pictures: "Vacances apprenantes au campus des Mureaux" by Département des Yvelines licenced under CC BY-ND 2.0 ; "TER 441" by marsupilami92 licenced under CC BY 2.0 ; "Go! Tateyama-Kurobe Alpen Route" by skyseeker licenced under CC BY 2.0.