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En 1998, Barry Buzan, Olé Waever et Jaap de Wilde publient Security: a New Framework for analysis. Ils lancent ainsi une opération de détricotage des politiques de sécurité autour d’une théorie dite de la « sécuritisation ». Pour eux, la sécuritisation correspond à un processus politique particulier : elle permet d’étudier comment un enjeu devient un « problème sécuritaire », c’est-à-dire relevant d’une menace existentielle et nécessitant la mise en œuvre de mesures exceptionnelles. Depuis cette formulation initiale, deux manières d’étudier ce processus coexistent : soit via l’analyse de discours sur la menace, soit à travers l’étude des pratiques de sécurité et des routines des professionnels pour gérer une menace. L’étude des discours politiques parait incontournable car la sécuritisation est d’abord envisagée comme un « acte de langage » performatif (c'est-à-dire une action concrète qui est réalisée en vertu de ce qui est dit, comme quand un prêtre fait des membres d’un couple des époux par sa parole; pour plus d'informations voir ici). Autrement dit, en qualifiant un problème de « sécuritaire », un acteur politique construit une structure de sens commune aux individus d’une société considérant le problème comme une menace qui nécessite une réponse par des moyens exceptionnels. Certaines critiques de cette approche, essentiellement discursive, plaident pour mieux prendre en compte les outils et instruments de sécurité, donc pour une focalisation sur les pratiques des professionnels de la sécurité. Selon cette approche sociologique, la sécuritisation s’est développée selon trois directions que sont l’importance de l’acceptation par un « public » d’un discours sécuritisant (autrement dit : quelle est la réception de discours de sécurité?), l’ancrage de ce récit sécuritaire dans un contexte culturel et politique spécifique (par exemple : quelle figure de l’ennemi est invoquée?), la référence à des outils et des pratiques de sécurité qui incarnent la gestion de la menace invoquée (comme dans le cas des murs frontaliers censés symboliser le contrôle du territoire et de la migration).J
Presque 30 ans après la formulation initiale de la théorie et après une génération de critiques dans les années 2000, l’article introductif du numéro, rédigé par Thierry Balzacq, commence par énumérer trois points d’achoppement récurrents de la théorie. Le premier porte sur la focalisation sur l’aspect discursif du processus au risque de ne pas mesurer les effets pratiques des politiques de sécurité. Le deuxième porte sur le rapport entre politique et sécurité. Les théoriciens ont initialement pensé ce processus comme une forme de dépolitisation des enjeux pour les placer sur le registre de l’exception. Le troisième porte sur un biais normatif. La sécuritisation est considérée négativement par les chercheurs, ce qui ne s’avère pas si évident lorsqu’on aborde la sécuritisation des enjeux environnementaux ou de la lutte contre le Sida par exemple. Au final, deux points aveugles de la théorisation apparaissent en creux. Le premier est celui de la prise en compte de l’acceptation par un « public » d’un discours sécuritaire : comment identifier ce public? Le second porte sur le rapport entre politique et sécurité : la grammaire du sécuritaire tend à rompre avec le cours normal de la politique, or, empiriquement, la mobilisation d’un discours de la menace et de mesures de sécurité conduit plutôt à la redéfinition des règles du politique. Autrement dit, la sécurité est une affaire politique.J
Après avoir dressé ces constats de carences de la théorie, chacune des contributions du numéro propose sa manière d’y faire face. Sarah Perret s’intéresse à la dimension écrite de la sécuritisation lorsqu’elle examine les restrictions de citoyenneté introduites par un usage sécuritaire des lois sur la nationalité en France, jusqu’au débat sur la déchéance de la nationalité. Dans ces textes juridiques, se dessinent en creux les menaces afférentes à la communauté politique française. Sonia Le Gouriellec appréhende la sécuritisation non pas sous l’angle des acteurs étatiques ou infra-étatiques (comme souvent dans la théorie) mais au niveau d’un complexe de sécurité qu’est la Corne de l’Afrique où l’Islam politique militant est sécuritisé. Lucile Maertens s’intéresse à un cas de sécuritisation qui semble échouer. Elle analyse les obstacles à la sécuritisation de l’environnement au sein des Nations Unies. Là encore, elle sort du cadre étatique et nuance l’aspect linéaire du processus de sécuritisation. Damien Simonneau interroge l’opportunité d’une configuration d’acteurs de l’Arizona de présenter les mobilités transfrontalières comme une menace dont la gestion passerait par l’érection de « barrières ». L’analyse présente la centralité que constitue pour eux l’outil « barrière » dans leur entreprise de sécuritisation, mais aussi comment le récit pro-barrière se diffuse via des séquences d’affrontements avec le gouvernement fédéral dans les arènes médiatiques, parlementaires ou judiciaires. L’étude de la sécuritisation passe alors par une étude de la scénarisation d’un « problème » migratoire, de sa dramatisation et des techniques qui le mettent en forme et l’inscrivent dans l’espace public. Cette analyse permet ainsi de mieux définir la notion de « public » sans le réifier. Elle envisage davantage sa constitution, dans ce cas-ci, au fur et à mesure de l’action contestataire entre ces acteurs et l’État fédéral soumise constamment à un jugement public.J
Pour les mordus d’études de sécurité, ce numéro se veut un incontournable en français, pour se confronter aux apports et limites d’une théorie phare de la discipline. Les contributions permettent également d’illustrer que les théories scientifiques ne sont pas figées dans le marbre : leurs carences sont constamment confrontées au terrain puis dépassées par de nouvelles propositions. Et c’est bien là le propre de l’activité scientifique.J
Référence: Thierry Balzacq (dir.) (2018) « Renouveler la sécuritisation : théorie et pratiques », Études internationales, XLIX (1).J
Disponible en ligne sur Érudit.J
. Damien Simonneau est chercheur postdoctoral Move-In Louvain/Marie Skłodowska-Curie à l’Université Saint-Louis Bruxelles (CReSPo et IEE) ainsi que chercheur rattaché au Centre Émile Durkheim à Sciences Po Bordeaux. Ses recherches portent sur la comparaison des politiques de sécurité frontalière.J
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J. Sommaire du numéro: