Un billet rédigé par Guillaume Grignard.
La vie politique française est dépeinte depuis longtemps dans les médias par des humoristes. Songeons à Coluche bien évidemment, mais n’oublions pas Pierre Dac, le premier humoriste candidat à l’élection présidentielle (1965) dans une grande démocratie occidentale après 1950. Aujourd’hui, ils s’appellent Nicolas Canteloup, Alex Vizorek, Guillaume Meurice, Charline Vanhoenacker, Nicole Ferroni. Ils sont présents à l’antenne d’une radio en matinale ou en soirée et racontent à leur manière la vie politique en France, en riant des mandataires politiques.
Ce billet repose sur ma thèse soutenue le 6 juillet 2020 à l’Université Libre de Bruxelles[1]. J’ai exploré un corpus de texte de 1312 sketchs de septembre 2016 à juin 2017 chez Laurent Gerra pour RTL, Nicolas Canteloup pour Europe1, Charline Vanhoenacker, Alex Vizorek, Nicole Ferroni, Daniel Morin, Pierre-Emmanuel Barré, Frédérick Sigrist, Guillaume Meurice et Frédéric Fromet sur France Inter.
Sous ses allures sympathiques, le rire ne rime pas forcément avec bienveillance. À l’heure où les démocraties sont à l’âge de la défiance – pour emprunter les mots de Pierre Rosanvallon – l’humour politique de manière générale pourrait favoriser le cynisme et la désaffection pour un personnel politique constamment tourné en dérision. En outre, des études ont montré que des comportements sexistes ou racistes pouvaient perdurer grâce à l’alibi innocent de l’humour. Il y aurait donc lieu de se méfier de ce qui nous fait rire et d’interroger la bienveillance apparente du processus.
L’exploration de la littérature classique nous apprend que l’humour a toujours été décrié pendant près de deux millénaires. Condamné par Platon et plus modérément par Aristote, le rire exprime un sentiment de supériorité momentané auprès du rieur pour Thomas Hobbes. Il constitue une punition sociale nécessaire pour la société chez Bergson, alors qu’il survient par la libération des tabous chez Freud. Le tableau des penseurs classiques de l’humour révèle donc la prédominance des approches critiques de l’humour, mettant en doute son innocence et sa bienveillance.
En partant de cet angle théorique, j’ai identifié les cibles politiques des humoristes dans mon corpus. Je m’appuie sur l’étude des occurrences: j’ai identifié « les chutes » dans le texte où le public est supposé rire et je dénombre qui sont les victimes de ces chutes. Le tableau suivant présente ces occurrences, pondérées sur base de cent sketchs pour chaque humoriste.
Ce tableau permet de comparer différents mandataires politiques sur base de leurs représentations dans les sketchs des humoristes français de mon corpus. On observe d’abord une différence substantielle entre les premières et les dernières cibles des humoristes, différence qui, au vu du poids politique de ces acteurs, était assez prévisible. En effet, il est attendu que les humoristes se moquent davantage de François Hollande que de Philipe Poutou.
Néanmoins, à la lumière de ce que j’évoquais sur la malveillance de l’humour, certaines fréquences élevées étonnent : François Fillon est de loin l’homme politique le plus moqué de la saison. Les humoristes ont suivi le mouvement journalistique suite aux affaires révélées par Le Canard enchaîné début 2017.
Ensuite, une autre fréquence surprenante est le très haut score obtenu par Manuel Valls, alors qu’il fut rapidement éliminé de la course à la présidentielle. Ceci s’explique par ses tentatives d’obtenir une place dans le nouvel exécutif d’Emmanuel Macron, ce qui a déclenché la moquerie des humoristes. Les deux graphiques suivants permettent de mieux saisir l’évolution de ces cibles politiques dans le temps.
Suivant l’actualité politique, certains élus apparaissent et disparaissent. Pour François Fillon, on observe clairement que sa courbe augmente pendant les Primaire de la droite et du centre, et surtout à partir des "affaires" en mars et avril, avant de dégringoler en mai. Chez Manuel Valls, les Primaires de gauche le font monter, mais c’est surtout après l’élection d’Emmanuel Macron qu’il dépasse toutes les personnalités de gauche en tant que cible de l’humour politique.
Une question typique des analyses lexicométriques vise à s’interroger sur les absences et les occurrences faibles. Il est peu banal de constater que les occurrences cumulées de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, deux candidats de gauche malheureux à l’élection présidentielle, n’atteignent même pas le score du seul Manuel Valls. Leurs valeurs spécifiques sont même proches de celles de Jean Lassalle, dont le poids politique est plus modeste. Tout au long de la période, le graphique montre que ni Benoît Hamon, ni Jean-Luc Mélanchon n’ont été mis à l’avant-plan. Pour Hamon, c’est un reflet fidèle de sa médiatisation, pour Mélenchon c’est plus étonnant. À droite, les occurrences suivent de près les sondages d’opinion : Nicolas Sarkozy et Alain Juppé ont été régulièrement pris pour cible par les humoristes en septembre et octobre parce qu’ils étaient favoris pour les Primaires de la droite, mais ils vont ensuite totalement disparaître de la carte humoristique.
L’analyse de contenu qui vise à aborder le billet d’humour à partir de données quantifiables (occurrences, périodes, etc.) permet de remettre en question le caractère subversif de la satire politique. Loin de contester l’ordre établi, l’humoriste donne un miroir grossissant du rapport de force politique. Il montre les plus puissants, sanctionne les comportements inappropriés (Fillon et Valls), comme le disait Bergson. Il passe sous silence les absents : les femmes politiques sont très peu prises pour cibles, elles sont en effet largement absentes des sketchs des humoristes.
L’analyse de contenu n’est pas la seule manière d’appréhender un billet d’humour. Elle doit se compléter avec une analyse de discours plus qualitative qui met à jour avec subtilité les différentes tonalités politiques du texte humoristique. Mais, par son impitoyable simplicité, elle invite à remettre en question notre rapport à l’humour. Ni bienveillant, ni subversif, le discours des humoristes reproduit et renforce le rapport de force politique en présence. Pour certains hommes politiques, comme Emmanuel Macron, toujours bien placé sur le graphique, mais jamais trop haut, ce gain de visibilité peut s’avérer bénéfique comme lorsqu’il est parvenu à renverser en direct une blague d’un humoriste à son avantage.
En conclusion, les humoristes de radio et de télévision rendent donc bien plus service au monde politique qu’on ne le croit. Parce qu’ils sont tenus de suivre l’actualité, ils peinent à raconter avec leur humour un autre monde politique. Ils sont alors réduits à amplifier les logiques de sanctions et d’acclamations que le champ médiatique porte sur le champ politique. L’humour subversif peine ainsi à s’exprimer dans un espace médiatique. Ce dernier dessin illustre ce propos à travers une triangulation humoriste-média-politique dont la recherche n’a pas fini de percer les mystères.
[1] Cette thèse a été réalisée en collaboration avec le dessinateur Yves Capelle que je remercie chaleureusement et dont j’associe les meilleurs dessins à ce billet.
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Guillaume Grignard est aspirant FNRS et docteur en sciences politiques au CEVIPOL, à l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur l’humour politique et les rapports entre média et politique. Passionné par la recherche et sa diffusion la plus large possible, il est co-fondateur et vice-président de We Search, une association qui promeut la publication de travaux d’étudiants prometteurs et de jeunes chercheurs, ainsi qu’une liaison renforcée entre la recherche et la société civile. Guillaume Grignard est membre de l’équipe éditoriale de BePolitix.