Y a-t-il encore des partis frères en Belgique?

new-image

Un billet rédigé par Kris Deschouwer, Jean-Benoit Pilet et Emilie Van Haute.

L’une des singularités du système politique belge est qu’il ne compte quasiment plus de parti politique national. A l’exception du PTB-PVDA (Parti du Travail de Belgique-Partij van de Arbeid van België, parti communiste), les partis représentés au Parlement fédéral sont soit francophones, soit néerlandophones. Cette scission du système de partis en Belgique a débuté il y a maintenant 50 ans, lorsque le PSC-CVP (Parti social-chrétien – Christelijk Volkspartij) s’est divisé entre un PSC francophone et un CVP néerlandophone suite aux tensions autour de la scission entre l’UCL (Université Catholique de Louvain) et la KUL (Katholieke Universiteit Leuven). Malgré cela, plusieurs décennies après la fin des partis nationaux, nous continuons à parler de partis frères et de familles politiques. Mais cette notion a-t-elle encore réellement un sens ? Les partis dits frères conservent-ils réellement des liens ? Présentent-ils des similitudes qui font que leur partenaire le plus proche est bien celui partageant la même couleur de l’autre côté de la frontière linguistique ?

C’est la question posée dans une étude récemment publiée. Dans ce billet, nous reprenons cette analyse pour les trois familles politiques traditionnelles – socialistes, libéraux et démocrates-chrétiens – puisque ce sont celles pour lesquelles un parti unitaire a existé de la fin du 19ème siècle jusqu’il y a quelques décennies.

Le résultat le plus marquant est que les liens organisationnels entre partis frères, tant formels qu’informels, ont presque totalement disparu. Pourtant, de nombreuses similitudes persistent au sein d’une même famille politique tant sur le plan de l’ancrage sociologique que du positionnement idéologique des partis. Sur ces deux aspects, les partis frères conservent plus en commun entre eux qu’avec toute autre formation du système politique belge.

Sur le plan organisationnel, les liens entre partis frères sont donc distendus. Juste après leur scission, les partis démocrates-chrétiens, libéraux et socialistes avaient maintenu des liens organisationnels, via des organes communs ou un centre d’étude conjoint. Ceux-ci n’existent plus aujourd’hui. La séparation organisationnelle est complète. Même au Parlement fédéral, ils forment des groupes parlementaires distincts, alors qu’Ecolo-Groen a, par exemple, choisi de former un seul groupe parlementaire depuis 2007. Finalement, le seul lien organisationnel formel qui persiste est celui d’appartenir au même parti politique et groupe parlementaire au niveau de l’Union européenne.

Les liens organisationnels informels tendent également à se défaire. D’une part, il n’est plus exclu qu’une formation accepte d’entrer dans une coalition gouvernementale sans son parti frère. En 2007, le PS (Parti Socialiste) est entré au gouvernement fédéral sans le SP.a (Socialistich Partij Anders-parti socialiste flamand). En 2014, le CD&V (Christen-Democratisch en Vlaams, parti chrétien-démocrate flamand, successeur du CVP)  a accepté de rejoindre le gouvernement de Charles Michel sans le CDH (Centre Démocrate Humaniste, parti chrétien-démocrate francophone, successeur du PSC). La même année, en Région de Bruxelles-Capitale, l’OpenVLD (Open Vlaamse Liberalen en Democraten, parti libéral flamand) est entré dans la coalition sans le MR (Mouvement Réformateur, parti libéral francophone).

Un autre signe de cet éloignement entre partis frères est à chercher dans leur dénomination. La famille socialiste est la seule à avoir conservé une référence claire à une idéologie commune : le socialisme. Ce n’est pas le cas dans les deux autres familles de partis. L’OpenVLD a conservé une référence au libéralisme, qu’on ne retrouve plus au Mouvement Réformateur (MR), tandis que le CD&V a gardé la référence chrétienne que le CDH a abandonnée en 2002.

Enfin, lorsque nous examinons les comportements des élus PS, SP.a, Open VLD, MR, CD&V et CDH, il apparaît également que la logique de famille politique n’a pas la priorité. En 2010, le consortium interuniversitaire PartiRep a mené des entretiens avec les parlementaires fédéraux belges. Il leur était demandé de citer les parlementaires d’un autre parti avec lesquels ils collaboraient le plus. Dans la grande majorité des cas, il s’agissait d’élus d’un autre parti du même groupe linguistique plutôt qu’un élu du parti frère (voir tableau 1).

  Elus d’un parti frère Elus du même groupe linguistique Elus de l’autre groupe linguistique mais pas du parti frère
CD&V et CDH 38.9 61.1 0.0
PS et SP.a 36.8 57.9 5.3
OpenVLD et MR 58.8 29.4 11.8
Tableau 1 : Parti d’appartenance des élus d’autres parlementaires avec lesquels les parlementaires déclarent collaborer (en %)
Source: PartiREP MP survey

En revanche, l’analyse de l’ancrage sociologique et le positionnement idéologique révèle que les partis frères conservent beaucoup en commun.

Pour commencer, les partis libéraux, socialistes et démocrates-chrétiens continuent d’être très marqués par les clivages qui les ont vu naître : le clivage philosophique et le clivage socioéconomique. Sur le clivage philosophique, l’ancrage du CDH et du CD&V parmi les catholiques demeure très marqué (voir tableau 2). Dans les deux partis, plus de trois quarts des électeurs se déclarent de confession catholique.

  % Catholiques
CD&V 79.4
CDH 75.4
SP.a 35.3
PS 48.0
OpenVLD 62.9
MR 49.0
Tableau 2. Pourcentage d’électeurs du parti se déclarant catholiques
Source: 2014 Partirep voter survey

Du côté des libéraux et des socialistes, c’est l’alignement sur le clivage socioéconomique qui reste fort. L’enquête électorale PartiRep ne présente malheureusement pas de données directes sur la classe sociale mais elle permet de distinguer les électeurs selon le plus haut diplôme obtenu.

  Aucun/Primaire Secondaire Supérieur
CD&V 16.1 48.4 35.5
CDH 10.3 48.3 41.4
SP.a 20.8 51.5 27.7
PS 26.4 54.7 18.9
OpenVLD 8.7 45.2 46.1
MR 9.7 48.4 41.9
Tableau 3. Dernier diplôme obtenu (en % des électeurs du parti)
Source: 2014 Partirep voter survey.

Au regard du tableau 3, on voit clairement que, encore en 2014, les deux partis socialistes (PS et SP.a) ont en commun d’être ceux comptant parmi leurs électeurs la proportion la plus grande d’individus n’ayant pas poursuivi leurs études au-delà du primaire. A l’inverse, les deux formations libérales (OpenVLD et MR) sont celles où la part d’électeurs plus diplômés est la plus grande.

Les similitudes entre partis frères ne se limitent pas à leur ancrage sociologique au sein de l’électorat. Elles ressortent également de l’analyse de leur positionnement idéologique. Le tableau 4 présente le positionnement des électeurs et des parlementaires libéraux, socialistes et démocrates-chrétiens sur deux enjeux politiques majeurs : l’intervention de l’État dans l’économie et l’équilibre des pouvoirs entre les entités fédérées et l’État fédéral.

  Électeurs Parlementaires
  Intervention de l’État dans l’économie (0-10) Pouvoir à l’État fédéral (0-10) Intervention de l’État dans l’économie (0-5) Pouvoir à l’État fédéral (0-5)
  Moyenne Ecart avec parti frère Moyenne Ecart avec parti frère Moyenne Ecart avec parti frère Moyenne Ecart avec parti frère
CD&V 5.3 0.1 4.5 0.9 2.0 2.5 2.7 0.2
CDH 5.4 5.6 4.5 2.5
SP.a 4.7 0.2 5.3 0.3 3.3 0.0 2.0 0.4
PS 4.9 5.6 3.3 1.6
OpenVLD 6.3 0.4 5.2 0.8 2.5 0.0 3.2 0.1
MR 5.9 6.0 2.5 3.1
Tableau 5 : Positionnement des électeurs et des parlementaires
Sources: 2014 Partirep voter survey & Partirep MP survey 2010

Sur les deux axes, l’élément principal qui ressort est le très faible écart entre la position des électeurs des partis frères, mais aussi des parlementaires des partis frères. La congruence sur ces questions demeure très forte.

Au final, nous aboutissons au constat de la persistance de la notion de parti frère en Belgique tant dans le contenu sociologique qu’idéologique des formations membres d’une même famille politique. Cette proximité de fond demeure, et ce malgré la disparition presque totale des liens organisationnels entre PS et SP.a, OpenVLD et MR, et CD&V et CDH, et une distanciation dans les labels utilisés par ces partis.

J

Article de référence:
Deschouwer, K., Pilet, J.-B. et van Haute É. (2017) « Party families in a split party system », in Deschouwer K. (ed.) Mind the Gap. Participation and Representation in Belgium. Colchester: ECPR Press, pp.91-112.

.

J

Kris Deschouwer est Professeur au département de science politique de la Vrije Universiteit Brussel (VUB).

 

.

.

.J

Jean-Benoit Pilet est Professeur et Président de SciencePo ULB et membre du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol).

 

 

 

J
Émilie van Haute est Professeure à SciencePo ULB et Directrice Adjointe du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol).

 

 

 

J

J

Voir également :

 

Emilie van Haute

Emilie van Haute est professeure de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où elle occupe un mandat de Professeure de recherche Francqui (2023-2026). Ses recherches portent sur les partis politiques, la participation politique, les élections et la démocratie. Ses projets actuels sont le Political Party Database (PPDB) sur les organisations partisanes, et le projet FNRS-FWO EOS NotLikeUs sur la polarisation en Belgique. Elle est également directrice du Policy Lab de SciencePo ULB.