Plus on régionalise, plus les Belges veulent de la régionalisation?

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Un billet rédigé par Claire Dupuy, Soetkin Verhaegen et Virginie Van Ingelgom.

Le gouvernement de l’actuel Premier-ministre Alexander De Croo s'est fixé pour objectif d'élaborer une nouvelle structure de l’État dans laquelle la répartition des compétences entre les niveaux fédéral et régional/communautaire serait plus homogène. A cette fin, les ministres des Réformes institutionnelles, David Clarinval et Annelies Verlinden, annonçaient la mise en place d’une "Plateforme de dialogue sur l'avenir du fédéralisme belge" afin de préparer une réforme de l’État en 2024. Les politiques belges semblent donc désireux d’associer les citoyens à cette septième réforme de l’État et de connaître leur opinion quant à la future répartition des compétentes par l’organisation d’une large consultation.

Mais que sait-on déjà de l’opinion des citoyens belges quant à la répartition des compétences entre les niveaux de pouvoir fédéral et régional/communautaire? Nous parlons de "régionalisation" pour décrire le transfert de compétences vers les échelons "méso" de gouvernement, c'est-à-dire aux régions et aux communautés. Les Belges sont-ils favorables à une plus forte régionalisation des compétences ou, au contraire, préfèrent-ils une certaine re-fédéralisation? Comment leurs préférences ont-elles évoluées au cours des dernières décennies? Existe-t-il des différences notables dans l’expression de ces préférences citoyennes entre le Sud et le Nord du pays et comment pouvons-nous les expliquer?

Un même point de départ mais des évolutions régionales divergentes

Grace à des enquêtes d’opinions réalisées des deux côtés de la frontière linguistique entre 1991-2007, notre étude analyse l’évolution des attitudes des citoyens belges à l’égard de la division des compétences (des données complémentaires plus récentes confirmant les évolutions observées). On constate tout d’abord qu’en 1991, soit avant la transformation effective de la Belgique d’un État unitaire à un État fédéral qui intervient qu’en 1993, les néerlandophones et francophones entretenaient des préférences très similaires, préférant en moyenne plus de compétences pour le niveau fédéral. On observe ensuite que les préférences des répondants francophones et néerlandophones s’éloignent, les premiers préférant le niveau fédéral, alors que les seconds voient leur préférence pour la régionalisation croître.

Graphique 1. Préférences pour la régionalisation par région.
Données: 1991-2007: Enquêtes post-électorales du PIOP-ISPO-PIOP; 2009-2014: PartiRep Election Study, 2019: EOS RepResent enquête post-électorale.


Note: Le graphique présente les moyennes et les intervalles de confiance à 95%. En 1991-2007 les réponses s’échelonnent de 0 à 10 où une valeur plus élevée correspond à une préférence plus grande des répondants pour la régionalisation. Lors des enquêtes conduites entre 2009 et 2019, la formulation de la question était différente. Il était demandé aux répondants s’ils étaient satisfaits de la répartition actuelle des compétences (réponse 5), s’ils souhaitaient davantage (6-10) ou moins de régionalisation (0-4) par rapport à la situation à la date de l’enquête. Les résultats sont pondérés par âge et genre (1991, 1995, 2003, 2007), et âge, genre et région (1999).

Les préférences citoyennes: une question de génération

Pour expliquer la divergence des attitudes à l’égard de la régionalisation des citoyens néerlandophones et francophones, un élément essentiel à considérer est les différences entre les générations au sein d’une même région linguistique : les citoyens les plus jeunes sont plus favorables à la régionalisation que leurs aînés. Concrètement, cela signifie qu’une personne qui a grandi dans un contexte fortement régionalisé – et est ainsi née après 1975 et qui donc n’avait pas encore 18 ans au moment de la réforme de 1993 – soutiendra davantage la régionalisation qu’une personne ayant grandi dans une Belgique unitaire – née avant 1952. Pour comprendre le mécanisme de ‘socialisation politique’, il faut prendre en compte que la régionalisation institutionnelle accroît la visibilité de l’échelon régional/communautaire, auquel s’organisent la culture, l'éducation, certains éléments du développement économique, mais aussi le système politique; mais aussi les élections et les partis politiques. Les plus jeunes citoyens ont donc grandi dans un contexte où la région était plus présente dans leur quotidien. Ils considèrent ainsi cette division des compétences comme plus "naturelle" ou évidente que leurs ainés ayant grandi, eux, dans une Belgique unitaire.

Graphique 2. Préférences pour la régionalisation par génération.
Données : 1991-2007 : Enquêtes post-électorales du PIOP-ISPO-PIOP ; 2009-2014: PartiRep Election Study, 2019: EOS RepResent enquête post-électorale.

Note :Le graphique présente les moyennes et les intervalles de confiance à 95%. En 1991-2007 les réponses s’échelonnent de 0 à 10 où une valeur plus élevée correspond à une préférence plus grande des répondants pour la régionalisation. Lors des enquêtes conduites entre 2009 et 2019, la formulation de la question était différente. Il était demandé aux répondants s’ils étaient satisfaits de la répartition actuelle des compétences (réponse 5), s’ils souhaitaient davantage (6-10) ou moins de régionalisation (0-4) par rapport à la situation à la date de l’enquête. Les résultats sont pondérés par âge et genre (1991, 1995, 2003, 2007), et âge, genre et région (1999).

Et les discours des élites dans tout ça ?

Mais ces différences de cohortes seules ne permettent pas de comprendre l’évolution distincte observée entre le Nord et le Sud du pays. La différence entre cohortes est plus marquée en Wallonie qu’elle ne l’est en Flandre. Nous interprétons cet effet différencié comme étant le fait d’une modération par les discours des élites politiques. En effet, les élites politiques néerlandophones ont par leurs discours renforcé la visibilité du niveau régional – et ce pour toutes les générations de citoyens néerlandophones – diminuant de ce fait même l’effet de socialisation observé entre les cohortes au Sud du pays. Là où les partis politiques néerlandophones ont donc renforcé la visibilité du niveau régional pour tous, les discours des élites francophones quant à la régionalisation se sont jusqu’à récemment caractérisé principalement par leur absence.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’effet de la régionalisation sur les préférences des citoyens ?

Nous retenons qu’en termes de congruence entre acteurs politiques élus et citoyens, par leurs discours et leurs positionnements à l’égard de la régionalisation, les élites politiques flamandes, volontairement ou involontairement, ont amené au développement plus marqué du soutien à la régionalisation au cours des dernières décennies. Cela n’a pas été le cas des élites wallonnes qui ont, dans l’ensemble, développé moins de discours soutenant la régionalisation. Cette absence de discours d'élite explique les différences visibles observées entre les générations de wallons les plus âgées et les plus jeunes. Les données indiquent même que les cohortes les plus âgées en Wallonie s’opposent de plus en plus à la régionalisation – ce pour quoi nous n’avons pas encore d’explication stabilisée. Ensuite, alors que la divergence entre les trajectoires régionales sont tirées par les cohortes les plus âgées, les cohortes les plus jeunes au sein des deux régions linguistiques étudiées développent des attitudes envers la régionalisation plus proches les unes des autres que leurs aînés. Nous l’expliquons par leur socialisation politique dans une Belgique fédérale.

Finalement, le point de départ commun observées en 1991, et les trajectoires régionales divergentes de soutien à la régionalisation ensuite, confirment la nécessité d’écarter l’interprétation selon laquelle le processus de régionalisation résulterait d’un souhait des élites belges – francophones et néerlandophones – de répondre à la demande des citoyens pour plus de régionalisation. Au contraire, notre article documente à partir de données de sondage que c’est la socialisation par les institutions régionales, accompagnée des discours des élites et les partis politiques, qui ont créé la demande actuelle d'une plus grande régionalisation. Cette demande est plus marquée en Flandre ainsi que chez les plus jeunes générations.

Article de référence:
Dupuy C., Verhaegen S., Van Ingelgom V. (2021) "Support for Regionalization in Federal Belgium: The Role of Political Socialization" Publius: The Journal of Federalism 51 (1), pp. 54-78.

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Claire Dupuy est professeure de politique comparée à l’UCLouvain. Elle s’intéresse à la régionalisation et au fédéralisme comparés sous l’angle de l’action publique, ainsi qu’à la manière dont les politiques publiques et les institutions contribuent à façonner le rapport à la politique des citoyens.

 

 

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Soetkin Verhaegen est chargée de cours (Assistant Professor) en politique européenne à l’Université de Maastricht. Elle est chercheuse associée à l’UCLouvain et à l’Université de Stockholm. Ses recherches portent sur les perceptions des citoyens sur la (il) légitimité à l’égard de la gouvernance à différents niveaux. Soetkin s’intéresse aux débats portant sur l’identité (européenne), la socialisation (des jeunes), la participation politique et les élites.

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Virginie Van Ingelgom est chercheuse qualifiée du F.R.S. et professeure de sociologie politique et études européennes à l’UCLouvain. Ses travaux portent sur la légitimité politique dans une perspective multiniveau, les réactions des citoyens à l’intégration européenne et l’érosion des liens démocratiques.

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