Les Balkans occidentaux entre l’intégration européenne et la projection d’influence des puissances émergentes

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Un billet rédigé par Liridon Lika.

Le néologisme "Balkans occidentaux" est un concept politique, géopolitique et technique, créé par l’Union européenne (UE) en décembre 1998, pour désigner une zone géographique du continent européen qui englobe six États : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie. Au début des années 2000, tout indiquait que les États des Balkans occidentaux étaient destinés à intégrer au plus vite possible le projet européen. Mais le processus d’élargissement a tourné au ralenti à cause de problèmes économiques et politiques bilatéraux des États des Balkans occidentaux, conjugué à la "fatigue de l’élargissement" de l’Union. Au vu de ce ralenti, de nouveaux acteurs qualifiés de puissances émergentes, comme la Russie, la Chine et la Turquie, se sont projetées dans la région. En Relations internationales, l’expression "puissance émergente" signifie la diffusion du pouvoir mondial et la remise en question progressive de l’ordre international dominé depuis plusieurs siècles par les puissances traditionnelles occidentales.

Dès lors, notre recherche soulève l’hypothèse selon laquelle les Balkans occidentaux constituent aujourd’hui un terrain de compétition entre grandes puissances qui aspirent à accroître leur influence dans la région. À l’instar de la Russie et de la Chine, la Turquie -bien qu’officiellement candidate à l’adhésion au projet européen- entend concurrencer l’UE dans les Balkans occidentaux et maximiser ses propres intérêts. La question de recherche était la suivante: la stratégie d’élargissement de l’UE dans les Balkans occidentaux se voit-elle concurrencée par le déploiement des puissances émergentes, plus particulièrement de la Turquie dans la région ? Cette thèse reposait sur une méthodologie qualitative et s’appuyait sur des études de terrain basées sur l’observation participante et des entretiens semi-directifs.

La politique d’élargissement de l’UE: grands espoirs et résultats mitigés

Les Balkans occidentaux ne forment pas une région homogène mais se composent de nations, d’États, de langues, de cultures et de confessions multiples. À partir de 2000, et surtout de 2003, à la suite du Conseil européen de Thessalonique, l’UE s’est engagée à s’élargir "au cas par cas" ou selon un processus qualifié de "méritocratique". Par la mise en place des principes de conditionnalité et d’européanisation, les instances européennes visaient à promouvoir la sécurité, l’État de droit et l’économie de marché. Toutefois, cette stratégie a débouché sur des résultats inégaux et mitigés. Depuis 2007, l’UE a elle-même été affaiblie par des crises multiples (économiques, politiques, migratoires). Ainsi, le processus d'adhésion des États des Balkans occidentaux est au ralenti. Dans ce contexte, les puissances émergentes ont tiré profit de la situation pour se projeter et augmenter leur influence dans la région, faisant ainsi concurrence à l’UE.

La projection des puissances émergentes dans les Balkans occidentaux

L’essor des puissances émergentes bouscule de plus en plus les équilibres de pouvoir dans le monde, y compris dans les Balkans occidentaux.

En ce qui concerne la Russie, elle continue de promouvoir ses propres liens politiques, économiques et traditionnels avec certains pays de la région, se présentant comme un allié plus proche que l’UE. La Russie revendique une relation particulière avec les communautés slaves et orthodoxes des Balkans occidentaux, principalement en Serbie. La doctrine officielle russe s’oppose à l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et de l’UE aux pays des Balkans occidentaux.

La Chine tente également d’étendre son influence et sa présence stratégique en Europe, y compris dans les Balkans occidentaux. En 2012, elle a lancé l’initiative 16+1, qui est devenue 17+1, à savoir une initiative de coopération avec 17 pays d’Europe centrale, orientale et du sud-est. La Chine essaye de concurrencer l’UE à travers son modèle autocratique, et ses principes non-démocratiques.

La Turquie vise également à s’imposer comme leader régional. Depuis 2002, avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), la Turquie a adopté une politique multidirectionnelle, multidimensionnelle, autonome, proactive, et concurrentielle par rapport à l’UE. La projection et la pénétration de la Turquie dans les Balkans occidentaux possède deux dimensions majeures: l'une néo-ottomane, l'autre, sa puissance émergente. Le néo-ottomanisme est une stratégie de politique étrangère turque, qui s’appuie sur l’héritage ottoman pour servir les intérêts de la Turquie contemporaine. Ces quinze dernières années, la Turquie a étendu, dans tous les États des Balkans occidentaux, son influence aux domaines politiques, économiques, des médias, de l’éducation, de la culture et de la religion.

Les obstacles de la projection turque dans les Balkans occidentaux

Cependant, la projection turque n’est pas toujours accueillie positivement dans les Balkans occidentaux et ce pour de multiples raisons :

  • l’ingérence turque dans les affaires internes de ces États ;
  • l’agenda islamique ;
  • l’instrumentalisation et la mainmise sur le patrimoine culturel à travers l’Agence turque de coopération et de développement (TIKA) ;
  • le manque de transparence de ses investissements ;
  • la prise de distance des autorités turques par rapport au projet européen, ou encore le dérapage du régime turc vers l’autoritarisme.

Au fil de cette thèse, nous avons identifié plusieurs obstacles à la projection turque dans les Balkans occidentaux.

Premièrement, ceux propres à la Turquie elle-même, tels que l’incompatibilité entre le néo-ottomanisme et les valeurs européennes, ainsi que les limites de ses propres capacités matérielles et immatérielles de puissance dans la région.

Deuxièmement, en dépit de nombreuses difficultés économiques, financières, et politiques, l’UE demeure l’acteur principal dans les Balkans occidentaux – tant par sa supériorité  en termes d’image que de par ses moyens économiques.

Troisièmement, la Turquie rencontre de nombreux obstacles dans les Balkans occidentaux en raison de la perception négative de la période d’occupation et de domination ottomane, de l’orientation pro-européenne des États de la région ou de la considérable attraction qu’exerce le poids économique, politique, social et normatif de l’UE.

Albanie et Kosovo

Dans le cas concret de l’Albanie et du Kosovo, cette recherche a montré qu’historiquement, depuis le Moyen-Âge sous la direction de Gjergj Kastrioti – Skanderbeg, ensuite depuis la Renaissance nationale au XIXe siècle et la Ligue albanaise de Prizren de 1878, les Albanais sont orientés vers l’Occident.

Actuellement aussi, pour les gouvernements de l’Albanie et du Kosovo, l’adhésion de leur pays dans les structures euro-atlantiques constitue une priorité stratégique. À titre d’exemple, l’enquête de 2018 du Baromètre des Balkans indique que 83 % des citoyens d’Albanie et 84 % des citoyens du Kosovo considèrent l’adhésion à l’UE comme une bonne chose.

 2016 Good thing Neither good nor bad Bad thing
Albania 81 12 6
Bosnia and Herzegovina 33 42 21
Kosovo 83 12 2
North Macedonia 47 36 15
Montenegro 38 33 18
Serbia 21 40 21
 2017 Good thing Neither good nor bad Bad thing
Albania 81 14 5
Bosnia and Herzegovina 31 46 18
Kosovo 90 6 3
North Macedonia 54 33 11
Montenegro 44 29 22
Serbia 26 37 30
 2018 Good thing Neither good nor bad Bad thing
Albania 83 11 4
Bosnia and Herzegovina 45 36 17
Kosovo 84 11 4
North Macedonia 59 28 11
Montenegro 53 28 10
Serbia 29 39 22
Compilation des données par l’auteur sur base des informations recueillies dans
le Baromètre des Balkans.

Les nouvelles initiatives d’élargissement européen vers les Balkans occidentaux

En plus de faire référence au message des pères fondateurs de l’UE, certains États membres poussent les institutions européennes à accélérer le mécanisme d’adhésion à l’UE afin de contrer les influences des puissances émergentes. Ainsi, face aux évolutions de ce contexte international, l’UE et certains de ses États membres (par ex., l'Allemagne, l'Autriche) ont fait part d’une nouvelle prise de conscience en lançant plusieurs initiatives favorisant l’élargissement. On retrouve parmi celles-ci le Processus de Berlin (2014), la nouvelle stratégie d’élargissement de la Commission européenne (2018) ou encore les sommets UE-Balkans occidentaux de Sofia (2018) et de Zagreb (2020).

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En conclusion, les procédures administratives et bureaucratiques complexes d’adhésion et l’hésitation européenne ont favorisé la pénétration des puissances émergentes dans les Balkans occidentaux : la Russie s’oppose à l’élargissement de l’UE et de l’OTAN ; la Chine et la Turquie proposent des modèles de société basés sur des principes non-démocratiques. L’UE est de plus en plus conditionnée par le décentrage du pouvoir mondial face à quoi elle réadapte sa stratégie pour demeurer l’acteur principal dans les Balkans occidentaux.

Thèse de référence: Lika L. (2020) Les Balkans occidentaux à la croisée de l'intégration européenne et de la projection des puissances émergentes. Analyse du cadre triangulaire entre les Balkans occidentaux, l’Union européenne et la Turquie, Thèse de doctorat en science politique et sociale, Université de Liège, 472 p.

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Liridon Lika est chargé de cours adjoint et maître de conférences au Center for International Relations Studies (CEFIR) du Département de Science politique de l’Université de Liège (ULiège). Il est également chercheur postdoctoral à la Faculty of Arts and Social Sciences de l’Université de Maastricht (UM). Ses recherches portent sur les États des Balkans occidentaux, notamment le Kosovo et l’Albanie, l’action extérieure de l’Union européenne (UE) et la politique étrangère des puissances émergentes vis-à-vis des Balkans occidentaux.

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