La propriété privée est-elle légitime? Critique des nouveaux arguments libertariens

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Un billet de Eric Fabri.

La propriété privée est centrale dans nos sociétés occidentales. Entérinée par plus de deux siècles de libéralisme économique et politique, cette institution est devenue une telle évidence que les inégalités économiques qu’elle génère semblent elles aussi légitimes. Pourquoi donc la propriété privée est-elle légitime? 

Propriété privée et inégalités

On doit la réponse classique à cette question au philosophe anglais John Locke: lorsque je mélange mon travail à une chose commune, je peux me l’approprier car une part de mon travail est désormais mêlée de manière indéfectible à cette chose. Imaginez par exemple que je sculpte un vase avec de la glaise qui n’appartient à personne: si quelqu’un prenait ce vase sans mon accord, il ne me prendrait pas seulement la glaise qui était commune, mais aussi le travail que j’y ai mêlé et qui en a fait un vase.

Or, nous dit Locke, si je suis propriétaire de ma personne, je suis aussi propriétaire de mon travail. Me prendre ce à quoi mon travail a été mêlé (le vase) implique logiquement de me prendre aussi mon travail, ce qui est injuste. Si personne ne peut me prendre ce que j’ai façonné par mon travail sans injustice, c’est que j’ai un droit de propriété privée sur le vase auquel j’ai mêlé mon travail, et donc que le travail constitue le fondement de l’appropriation légitime.

Trois siècles après Locke, le philosophe libertarien Robert Nozick a donné une nouvelle jeunesse à cet argument en montrant qu’il peut aussi servir de fondement à une ‘théorie des habilitations’ qui condamne toute intervention redistributrice de l’Etat. Selon Nozick, si je me suis approprié une chose de manière légitime (par exemple via mon travail), le droit de propriété que j’ai sur cette chose implique que j’ai le droit de la transférer à qui bon me semble (aux conditions qui me conviennent).

Nozick illustre cette théorie avec le célèbre exemple de Wilt Chamberlain, basketteur américain des années 60. Renommons le Cristiano Ronaldo pour l’occasion et imaginons qu’un million d’amatrices et d’amateurs de football veulent à tout prix le voir jouer. Ceux-ci décident alors de passer un contrat avec Ronaldo : ils acceptent de payer un surcoût de 10 euros (en plus du ticket) directement au footballeur portugais à condition qu’il vienne jouer pour eux. Si chacun d’entre eux a acquis cette somme de manière juste, alors que peut-on opposer à l’inégalité qui résultera de ces transferts mutuellement consentis, et donc à la nouvelle fortune du footballeur?

Rien, nous répond Nozick. Si après des transferts volontaires la nouvelle distribution inégale des ressources correspond aux choix libres de tous les individus concernés, et si chaque individu avait originellement acquis sa propriété de manière légitime, alors l’Etat qui cherche à redistribuer les propriétés pour corriger les inégalités ne fait que violer le droit que chacun a de disposer librement de sa propriété.

Réhabiliter la théorie des habilitations

On voit l’intérêt politique de cette théorie: si vraiment la propriété privée est un droit naturel que l’Etat doit se contenter de protéger, alors en matières économiques, le seul Etat légitime est l’Etat "veilleur de nuit", soit l’Etat qui se contente de garantir le bon fonctionnement du marché où ont lieu les échanges libres et volontaires. Toute taxation qui dépasse ce qui est nécessaire pour garantir ces fonctions de base est illégitime et Nozick peut condamner la redistribution telle qu’envisagée par la théorie de la justice de Rawls. Il peut en outre dénoncer toute limite imposée au droit de propriété en arguant que ces restrictions du pouvoir propriétaire sont contraires au droit naturel.

Un tel argument peut-il cependant encore être pris au sérieux aujourd’hui? Si la plupart des philosophes continentaux en doutent, ce n’est par contre pas le cas de trois auteurs qui, ces dernières années, ont tenté de défendre la théorie de Nozick. Eric MackBilly Christmas et Bas van der Vossen ont, chacun à leur manière, cherché à clarifier le contenu, les fondements et les exigences normatives qui découlent du droit naturel de propriété privée.

Les limites des nouveaux arguments

Dans ma recherche, j’offre une discussion serrée des réponses données par Mack, Christmas et Van der Vossen à ces critiques et je montre qu’elles ne parviennent pas à sauvegarder le statut de droit naturel de la propriété privée. Il serait trop long de détailler l’ensemble de ces arguments et contre-arguments ici, mais on peut évoquer trois des problèmes que rencontrent ces nouvelles défenses de la propriété privée.

Le premier concerne la distinction qui existe entre propriété en général et propriété privée. Eric Mack entreprend en effet de montrer qu’il existe un droit naturel de propriété qui constitue la base du droit de propriété privée. Le droit naturel de propriété désigne le droit qu’a chaque individu de ne pas être exclu de l’accès à un système propriétaire qui organise le rapport des humains aux choses. Mais un tel droit naturel ne constitue nullement une justification du droit de propriété privée, puisque le droit naturel de propriété (entendu comme droit de ne pas être exclu de l’accès à un système propriétaire) peut être satisfait par de nombreuses alternatives à la propriété privée – comme la propriété sociale ou commune – à condition que personne n’en soit exclu.

Deuxièmement, les défenses contemporaines de la propriété peinent à relever le "défi du conventionnaliste". Selon ce défi, imaginé par Ben Bryan, un droit naturel ne peut pas être défini par des conventions sociales qui n’ont de sens que pour la communauté où elles sont en vigueur, sinon différentes sociétés pourraient définir différemment un même droit naturel. Dans ce cas, il devient en effet impossible de décider quelle définition doit avoir autorité sur les autres et le droit naturel de propriété privée peut être défini de multiples manières potentiellement contradictoires. Malheureusement, aucune des défenses étudiées ne parvient à relever ce défi de manière convaincante, ce qui témoigne de leur relation compliquée avec les conventions sociales dont elles ne parviennent pas à se passer.

Enfin, ces défenses ne parviennent pas à expliquer de manière convaincante pourquoi la première appropriation est légitime. Pourquoi donc un individu devrait-il avoir le droit de s’approprier ce qui était originellement commun et d’en exclure de manière unilatérale tous les autres membres de la société présente et future? Ce "principe de justice appropriative" est pourtant crucial car il constitue la pierre d’angle de la théorie des habilitations, qui en son absence se trouve démunie de fondations.

Pour toutes ces raisons, il faut conclure qu’à ce jour, il n’existe pas d’argument permettant de démontrer que la propriété privée est un droit naturel que l’Etat devrait se contenter de protéger. Il s’agit plutôt de reconnaitre que la propriété privée est avant tout une convention et qu’à ce titre, elle peut et doit être adaptée à la conception de la justice qu’une société décide de se donner démocratiquement. Contrairement au droit naturel, l’approche conventionnaliste permet de définir les contours du droit de propriété d’une manière qui serve les intérêts de l’individu et ceux de la société.

 

Publication de référence:

Fabri E. (2022) Les nouvelles défenses de la propriété privée et leurs limites : libertarisme et droit naturel après Nozick. Raisons politiques 1 (85), pp. 127-151.

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Eric Fabri est chercheur postdoctoral BAEF à l’Université d’Harvard. Il est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches actuelles en théorie politique portent sur la propriété privée et la question de l’héritage dans les théories de la justice contemporaine et l’histoire de la pensée politique.

 

 

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