Cette contribution se base sur les résultats d’un article co-signé paru récemment dans la
Revue canadienne de science politique. Ces résultats portaient sur les données d’une enquête représentative de la population wallonne réalisée par l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS) en 2013. Nous présentons ici succinctement l’apport des recherches sur l’insatisfaction démocratique puis présentons quelques uns des principaux résultats de notre étude, à savoir quelle est la part des insatisfaits en Wallonie et quelle forme prend cette insatisfaction sur ce territoire.
L’insatisfaction des citoyens vis-à-vis de la démocratie représentative fait l’objet d’une attention particulière depuis la parution de plusieurs travaux qui décrivent une augmentation de ce phénomène au cours des dernières décennies dans la plupart des pays à tradition démocratique (Dalton, 2004; Norris, 2011). En dehors de l’insatisfaction contextuelle, qui peut être liée à des scandales ou des affaires politiques, ce changement sur le long terme serait, selon ces travaux, davantage le résultat d’un changement d’attitude des citoyens vis-à-vis des institutions.
Les recherches dans ce domaine montrent que l’insatisfaction démocratique peut globalement prendre deux formes. La première est celle d’une critique à l’égard du fonctionnement démocratique mais sans remise en cause des principes de la démocratie représentative. Sous cette forme, l’insatisfaction peut parfois être associée à une volonté d’apporter des améliorations au système représentatif, par exemple par le biais d’initiatives plus participatives (budget participatif, initiatives citoyennes, …). Les individus qui adoptent cette position sont généralement qualifiés, dans la littérature, de « citoyens critiques » ou de « démocrates insatisfaits». Il s’agit, sur le plan sociodémographique, d’individus majoritairement instruits (capital humain), qui disposent d’un certain capital économique et social, qui sont plutôt jeunes et qui ont des valeurs post-matérialistes plutôt que matérialistes, c’est-à-dire qui privilégient les libertés individuelles et les principes démocratiques par rapport aux questions sécuritaires et aux questions de sécurité économique.
La seconde forme d’insatisfaction s’exprimerait quant à elle par une remise en question des principes mêmes de la démocratie représentative comme système. Les personnes qui adoptent cette posture seraient insatisfaites car elles pensent que la forme représentative de la démocratie ne répond pas ou plus aux objectifs démocratiques (il y aurait trop de disputes entre partis, les positions des partis ne refléteraient plus les préoccupations des citoyens, … ). Dans la littérature scientifique ces individus sont souvent qualifiés de « démocrates furtifs » dans la mesure où ils seraient pour une réduction de leur intervention au niveau démocratique, pour une gestion plus professionnalisante de la politique tout en voulant se garder la possibilité d’intervenir en dernier recourt, par exemple par référendum, sur certaines questions de société. Le profil sociodémographique de ces individus montre qu’ils auraient un niveau d’éducation plus faible que la moyenne et qu’ils auraient un faible intérêt pour les questions politiques.
Notre étude tenait compte de ces deux formes d’insatisfaction en analysant les réponses des citoyens à six questions : deux questions qui touchaient aux principes de la démocratie représentative et quatre questions qui touchaient à son fonctionnement. Au niveau de la démocratie représentative, les résultats montrent qu’en Wallonie celle-ci n’est globalement par remise en question par une large majorité des citoyens. En effet, comme le montre le tableau 1, 92,3 % des individus pensent que la démocratie est mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement et 81,0 % des individus ne sont pas favorables à la suppression du parlement.
En revanche, concernant le fonctionnement du système (tableau 2) l’insatisfaction est très largement majoritaire. On observe que 76,0 % des individus pensent que les démocraties ont du mal à prendre de décisions, 61,7 % pensent que les partis politiques font plus de problèmes qu’ils n’en résolvent, 77,5 % pensent que le processus démocratique et trop complexe et trop lent, et 68 % pensent que les partis politiques n’ont plus d’idéologie crédible. On observe donc une forte adhésion à la démocratie représentative comme système, mais une remise en question importante de son fonctionnement.
Tableau 1. Distribution des questions « principe »
(de Bornand et al., 2017)
Tableau 2. Distribution des questions « fonctionnement »
(de Bornand et al., 2017)
Ces premiers résultats descriptifs, nous amènent à penser que nous sommes face à une population, en Wallonie, très largement dans le premier cas de figure des insatisfaits, c’est-à-dire de citoyens critiques, qui ne rejettent pas le système de la démocratie représentative mais qui sont critiques vis-à-vis de son fonctionnement. Nous avons cependant comparé deux méthodes de classification car la méthode a priori généralement utilisée (qui consiste à répartir les individus à partir du milieu de l’échelle) nous semblait faire l’objet d’une critique importante: cette méthode met l’accent sur le positionnement absolu des individus (pour ou contre) et fait fi de la désirabilité sociale de certains items (il est plus difficile de remettre en cause un système que d’être critique vis-à-vis de celui-ci). Nous avons donc comparé la méthode a priori à une méthode inductive (par classification hiérarchique) qui tient compte de la position relative des individus et qui n’est ainsi pas sujet à ce biais.
Il ressort de la comparaison de ces deux méthodes, les éléments suivants. La part des « démocrates critiques » est effectivement importante en Wallonie puisqu’elle représente 33,9 % de la population avec la méthode inductive alors qu’elle atteint même 63,3 % de la population, avec la méthode a priori. Les « démocrates furtifs » sont juste un peu moins nombreux puisqu’ils représentent 30,4 % de la population avec la méthode inductive et 17,5 % avec la méthode a priori. Finalement les démocrates « satisfaits » représentent un bon tiers de la population puisqu’ils sont 35,7 % de la population avec la méthode inductive et 18,0 % avec la méthode a priori. En se basant sur la méthode inductive, on peut donc dire que la population wallonne est caractérisée par un tiers de « démocrates critiques », un tiers de « démocrates furtifs » et un tiers de « satisfaits ».
Quel message peut-on donc en tirer pour la Wallonie ? D’une part, on constate que la proportion d’insatisfaits y est très importante puisqu’en additionnant les deux formes d’insatisfaction on obtient deux tiers des individus. D’autres part, on observe qu’en comparant les deux méthodes de classification, une part des individus qui apparaissaient comme « démocrates critiques » sont en fait des « démocrates furtifs » avec la méthode inductive. La première idée selon laquelle l’insatisfaction en Wallonie s’exprime essentiellement par une critique à l’égard du fonctionnement doit donc être revue. Il existe en fait une part importante d’individus qui remettent en cause les principes mêmes de la démocratie représentative mais ceci ne se fait pas encore aussi ouvertement que les critiques vis-à-vis du fonctionnement de la démocratie.
Article de référence:
Bornand, T., Biard, B., Baudewyns, P. et Reuchamps, M. (2017) « Satisfaits de la démocratie ? Une analyse du soutien démocratique à partir de la comparaison de deux méthodes de classification des citoyens », Canadian Journal of Political Science, 50 (3), pp. 795‑822.
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Thierry Bornand est attaché scientifique à l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS). Il est psycho-sociologue de formation et s’intéresse notamment aux attitudes politiques. Il participe à la collecte et à la l’analyse de données du Baromètre Social de Wallonie (BSW) et réalise aussi un indicateur wallon de qualité des institutions.