Les référendums et initiatives échappent-ils à l’influence des élus politiques américains?

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Un billet rédigé par Marie-Catherine Wavreille. Cet automne, les électeurs du Texas seront amenés à se prononcer sur une mesure visant à interdire à leur État de mettre en place un impôt sur le revenu. Dans l’Ouest américain, les électeurs du Colorado décideront quant à eux d’autoriser ou non les paris sportifs. Ces deux mesures illustrent un phénomène politique plus large : la démocratie directe, qui invite les citoyens et citoyennes à participer à l’élaboration des décisions politiques, sans passer par des représentants issus d’une élection. Beaucoup moins connue de la majorité des pays européens – même si le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne l’a remise à l’avant-plan, la démocratie directe possède en revanche une forte tradition outre-Atlantique. Ainsi, au cours des quatre dernières décennies, le nombre de référendums et d’initiatives soumis au vote des électeurs à travers les 50 États américains est impressionnant : plus de 4 500[1]. Les États américains se sont dotés de ces mécanismes à partir de 1898. Les réformateurs progressistes pensent alors pouvoir lutter contre la mainmise sur la vie politique de puissants pouvoirs économiques (Bowler and Glazer 2008, McCuan et al. 1998, Smith 2005).

Les États-Unis : deux procédures de démocratie directe

Il existe deux procédés de démocratie directe au sein des États américains[2] : l’initiative populaire et le référendum. Dans les deux cas, la prise de décision revient à la population. Toutefois, ces mécanismes ne peuvent pas être confondus. L’initiative populaire permet aux électeurs de voter sur une mesure proposée par un certain nombre de citoyens. Quant au référendum, il constitue une procédure par laquelle les électeurs votent sur un texte de loi adopté par les parlementaires.
Usage de la démocratie directe aux États-Unis, 2012-2016
La carte ci-dessus représente la fréquence de l’usage de la démocratie directe à travers les États américains entre 2012 et 2016. Dans certains États, représentés avec des tons plus foncés, on est face à une procédure très courante de la vie politique. Ainsi, les électeurs de Californie ont pris position sur 39 décisions entre 2012 et 2016 (7.25 % de l’ensemble des mesures votées aux États-Unis). Ces opportunités étaient, en revanche, peu nombreuses voire presque inexistantes pour les citoyens des États situés à l’est de la rivière Mississippi. Durant la même période, le Connecticut a tenu un seul vote et l’Ohio cinq.

Nouvelles formes d’intervention des acteurs politiques

En principe, la démocratie directe permet aux citoyens d’exprimer leur volonté et de contourner les institutions de la démocratie représentative. Toutefois, à partir du début du 21ème siècle, des études de cas ont mis en avant certaines nouvelles formes d’intervention des élus politiques dans les campagnes référendaires : prises de position, contributions financières, etc. Ainsi, certaines personnalités politiques de premier plan – tel que l’ancien gouverneur de Californie Arnold Schwarzenegger (Hasen 2005, Kousser & McCubbins 2005) ou le 43ème président américain George W. Bush – se sont emparées de manière notoire des procédés de démocratie directe pour faire avancer leur projet politique ou leur réélection. Cette thèse a étudié sur ce qu’Elizabeth Garrett (2005) nomme la « démocratie hybride » (Garrett 2005), c’est-à-dire ce système politique dans lequel les institutions de la démocratie représentative interagissent avec les instruments de démocratie directe. Pour ce faire, cette recherche a proposé la première étude quantitative sur l’implication des gouverneurs dans les campagnes de démocratie directe aux États-Unis. Les deux exemples repris ci-dessus sont-ils des cas isolés, donnant une vision exagérée de l’implication des élus politiques du fait de l’importance des personnalités et des enjeux, ou sont-ils le signe d’un nouvel usage de la démocratie directe par les acteurs politiques ? C’est sur cette première question que cette étude s’est penchée. Entre 2012 et 2016, un total de 538 mesures ont été soumises au vote à travers les États-Unis, de l’Oregon au Maine, en passant par la Louisiane et le Michigan. Mesurant l’implication des acteurs politiques par les prises de position des gouverneurs des États dans les médias sociaux, cette recherche a mis en avant que seule une minorité des questions mises à l’agenda (moins de 10 %) ont été explicitement soutenues ou opposées par ceux-ci dans leurs messages sur Twitter et Facebook. Même si cet engagement reste encore très limité, il constitue un changement et peut-être l’amorce d’une tendance vouée à s’amplifier au fil des cycles électoraux.

Compétition sur enjeux ou considérations stratégiques ?

Dans un second temps, l’objectif de cette étude a été de mettre en lumière et de comprendre quels ont été les objectifs de ces prises de position par les élus. S’agit-il d’une compétition sur enjeu ? Ou, s’agit-il plutôt d’une utilisation instrumentalisée faite par les gouverneurs des procédés de démocratie directe pour servir leurs propres intérêts ? Tout d’abord, les analyses soutiennent les hypothèses dressées concernant le rôle joué par les enjeux. Ainsi, les résultats statistiques confirment que les gouverneurs soutiennent les mesures dont la thématique est traditionnellement associée à leur propre parti et émettent des recommandations de vote négatives envers les mesures associées au parti adverse. Pour schématiser, un gouverneur démocrate soutiendra les mesures liées à l’enseignement ou à l’environnement, traditionnellement l’apanage du Parti démocrate aux États-Unis. A l’inverse, un gouverneur républicain se positionnera favorablement envers les enjeux au sujet desquels le Parti républicain est considéré comme compétent auprès des électeurs : les affaires fiscales et militaires. La seconde logique soutient que les gouverneurs sont des acteurs stratégiques et vont ainsi détourner l’objet premier du référendum et de l’initiative pour l’utiliser comme un outil politique. L’hypothèse posée suggère que les gouverneurs vont appuyer des politiques dont le soutien est large au sein de l’électorat ou à l’inverse opposer celles dont le soutien est faible en espérant augmenter leur propre popularité et renforcer leur image politique. Ces deux hypothèses sont confirmées par les analyses statistiques et démontrent que les gouverneurs formulent des consignes de vote avec pour objectif de « monter sur le char de la victoire ». Ainsi, durant la campagne de 2004, le gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, a soutenu deux propositions après que les sondages aient clairement indiqué un camp victorieux. En revanche, les analyses statistiques ne permettent pas de confirmer l’hypothèse selon laquelle les gouverneurs tentent d’aller chercher, par le biais des mécanismes de démocratie directe, ce qu’ils ne peuvent obtenir par le processus traditionnel. Ainsi, les résultats suggèrent que les gouverneurs négociant avec un organe législatif contrôlé par le parti adverse n’ont pas davantage recours aux mécanismes de démocratie directe et ne formulent pas plus de consignes de vote que leurs homologues dont le parti contrôle l’organe législatif. En mettant en évidence deux alternatives (les enjeux et l’intérêt politique), cette recherche a démontré que les facteurs guidant l’implication des acteurs politiques dans les procédés de démocratie directe relèvent des deux explications. Quand les gouverneurs ont pris position, ils l’ont fait en prenant en considération l’enjeu associé à la mesure, ou sa popularité au sein de l’électorat.

Remarques conclusives

Cette étude nous enseigne un fait important : si les acteurs de la démocratie représentative peuvent envahir et tenter d’influencer la démocratie directe, la réalité suggère qu’ils le font peu alors qu’ils en aient eu l’opportunité. Entre 2012 et 2016, il y a eu plus de 500 décisions soumises au vote des citoyens à travers les États américains. Cette implication limitée des gouverneurs n’est pourtant pas si surprenante. Trois facteurs peuvent être mis en avant pour éclairer ce résultat. D’abord, en prenant position, les acteurs politiques s’exposent à des risques ou dommages (pour une discussion détaillée de ces dommages, voir Voting the Agenda (2005) de Stephen Nicholson). Ensuite, étant donné que les élections de démocratie directe sont programmées simultanément à d’autres scrutins aux États-Unis, une seconde explication est liée au fait que les acteurs politiques doivent faire des choix et ne peuvent à la fois mener leur propre campagne et faire campagne pour une ou plusieurs mesures référendaires. Enfin, cette défiance des acteurs politiques à l’égard de ces procédés peut s’expliquer par la volonté des gouverneurs de ne pas se salir les mains dans le « dirty pool » de la démocratie directe. Alors que certains verront dans cette implication des acteurs politiques une sorte de perversion du procédé, je conclue sur une note plus positive. Dans un contexte où l’affaiblissement des connaissances politiques des citoyens et le désengagement de la population à l’égard de la politique sont soulevés, ces prises de position offrent aux électeurs américains des repères, c’est-à-dire des raccourcis afin de les éclairer sur des questions souvent complexes et techniques. De même que la démocratie directe peut constituer un correctif à la démocratie représentative, les institutions de la démocratie représentative– ici les acteurs politiques – peuvent permettre de corriger certains défauts de la démocratie directe. ------------------------------------------------------------------ [1] Les mécanismes de démocratie directe n’existent pas à l’échelle nationale aux États-Unis. Il s’agit de procédures mises en place à l’échelle des États et au niveau local. Cette étude s’est strictement penché sur l’utilisation de ces procédures au niveau des États. [2] Outre le référendum et l’initiative, un troisième mécanisme de démocratie directe aux États-Unis – le recall – permet, à l’initiative des citoyens et citoyennes, de mettre fin au mandat d’un élu avant son terme et de convoquer une nouvelle élection au cours de mandat. L’utilisation de cette procédure de révocation n’est pas discutée dans ce billet car elle ne constitue pas un objet d’étude dans la thèse.

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Référence: Wavreille, Marie-Catherine (2017) « When to go public ? Direct legislation, governors, and the decision to take position » dans Political Elite Involvement in Initiative and Referendum Elections in the United States. Thèse de doctorat réalisée sous la direction de la professeure Emilie van Haute et défendue publiquement le 20 décembre 2017 à l’Université libre de Bruxelles.

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Marie-Catherine Wavreille a réalisé sa thèse de doctorat au Centre d’Étude de la vie politique (CEVIPOL) à l’Université libre de Bruxelles. Durant son mandat d’Aspirant FNRS, elle a réalisé un séjour de recherche à l’University of California, San Diego où ses recherches se concentraient sur la politique locale américaine, la participation politique et la démocratie directe.