Le fédéralisme belge présenté comme un Tetris: et si cette métaphore influençait nos représentations et préférences?

new-image
Dans son édition des 13 et 14 juillet 2013, le journal Le Soir présentait le fédéralisme belge comme un Tetris, pour expliquer ce qui allait changer avec la sixième réforme de l’État. Rappelez-vous, Tetris est ce jeu vidéo popularisé par la console portable, Game Boy, dont le but est d’empiler des blocs descendants afin qu’ils forment des lignes complètes. Dans cette métaphore, les blocs du Tetris symbolisaient ainsi les compétences de l’Autorité fédérale et des entités fédérées. Quel pourrait être l’influence de cette métaphore originale sur les représentations et les préférences des citoyens à propos du fédéralisme en Belgique ?

J

C’est ce que nous avons cherché à savoir à partir d’une recherche mêlant linguistes et politologues. Dans un article, nous présentons les résultats de deux expériences auprès d’un total de 848 étudiants universitaires francophones en première année. Confirmant l’analyse linguistique menée sur la première expérience déjà publiée, il ressort de cette double expérimentation que la métaphore du fédéralisme belge comme Tetris modifie non seulement les représentations que se font les citoyens du fédéralisme en Belgique, mais également leurs préférences pour les futures réformes de l’État.

J

Concrètement, les participants aux deux expériences ont été répartis aléatoirement en différents groupes. La première expérience, en 2013, repose sur la division des participants  en quatre groupes : un groupe de contrôle (c’est-à-dire sans aucune exposition à la métaphore), un groupe « image + texte » (c’est-à-dire dont les participants ont lu l’article reprenant la métaphore du Tetris sous la forme d’une image et du texte tels que publiés dans le journal Le Soir), un groupe « image » (c’est-à-dire uniquement avec l’image du Tetris) et un groupe « texte » (c’est-à-dire uniquement le texte présentant le fédéralisme comme un Tetris).

J

Après avoir été exposé, le cas échéant, à la métaphore, les participants ont été invités à répondre à une question ouverte : « Dans vos propres mots et en dix lignes, nous vous invitons à décrire le fédéralisme belge ». L’expérience montre tout d’abord que les participants exposés à cette métaphore développent une vision davantage institutionnelle et organisationnelle du fédéralisme (insistant sur les entités et sur leurs compétences), et moins identitaire et communautaire (insistant sur la description du fédéralisme comme une relation entre des communautés et/ou des groupes identitaires distincts). La métaphore influence donc les représentations du fédéralisme.

J

De plus, et c’est sans doute le plus marquant dans cette première étude, il apparaît que les participants exposés à la métaphore adoptent une position notoirement plus régionaliste (en faveur de transferts de compétences vers les Communautés et Régions) que le groupe de contrôle sans exposition à la métaphore. Entre les différents groupes qui ont été exposés aux variantes de la métaphore, ce sont ceux qui ont lu le texte qui sont les plus influencés. Ainsi, l’image joue moins que le texte. Plus fondamentalement, en l’absence d’une version « neutralisée » du texte, c’est-à-dire avec le même contenu mais non présenté métaphoriquement, il convenait de vérifier si c’était la métaphore qui était source d’influence ou simplement l’apport de contenu nouveau.

J

C’est la raison pour laquelle, l’année suivante, en 2014, une seconde expérience a été mise en place, avec un public cible de répondants identique, mais cette fois avec trois groupes expérimentaux : un groupe de contrôle, comme dans la première expérience, mais aussi un groupe « métaphore » (c’est-à-dire dont les participants ont lu l’article original avec la métaphore du Tetris) et un groupe « neutre » (c’est-à-dire dont les participants ont lu le même article, mais neutralisé de toutes les références à la métaphore du Tetris, comme le remplacement dans le titre du « Le Tetris belge » par « Le fédéralisme belge »).

J

En phase avec les résultats de la première expérience, les groupes « métaphore » et « neutre » montrent les mêmes représentations et préférences. Ceci ne laisse donc pas présager d’influence spécifique de la métaphore. Mais lorsque l’on tient compte de la connaissance politique des répondants, l’influence spécifique de la métaphore ressort : elle a un impact sur les répondants dont la connaissance politique est plus faible, pas sur les autres. Pour ceux qui ont une faible connaissance du système politique belge, être exposé à une métaphore produit un changement plus fort en faveur de davantage d’autonomie pour les entités fédérées. Pour les répondants avec une plus forte connaissance politique (29 % de nos participants), l’exposition à la métaphore n’a strictement aucun impact. Leur connaissance avancée du système politique belge leur a permis de développer une opinion plus robuste qui n’est pas influencée par la métaphore.

J

Ces résultats ouvrent donc la voie à d’autres explorations, au carrefour entre science politique et linguistique, afin d’étudier l’influence des métaphores, et plus généralement des dispositifs langagiers et discursifs, sur les opinions et actions politiques.

J

Article de référence: Reuchamps, M., Dodeigne, J. et Perrez, J. (2018) « Changing your political mind: The impact of a metaphor on citizens’ representations and preferences for federalism », Regional & Federal Studies, 28 (2), pp.151-175.

J

. Julien Perrez est chargé de cours en linguistique néerlandaise au sein du département de Langues et Littératures modernes de l’Université de Liège  (ULiège). Ses recherches, situées  dans le domaine de la linguistique cognitive, portent sur plusieurs thématiques parmi lesquelles l’acquisition du néerlandais en tant que langue étrangère, l’expression des relations spatiales dans des langues typologiquement différentes,  et l’analyse linguistique des métaphores conceptuelles dans le discours politique. Il est actuellement directeur de la filière en traduction et interprétation de l’Université de Liège (ULiège) et membre du comité de gestion de l’International Association for Cognitive Linguistics (ICLA).

J

.   Jérémy Dodeigne est professeur de sciences politiques à l’Université de Namur. Au sein de l’Institut de recherches TRANSITIONS, il étudie les processus de régionalisation et de fédéralisation, la carrière et le comportement législatif des parlementaires ainsi que les processus électoraux (communal, régional et fédéral) en Belgique et en Europe. Il est le trésorier de l’Association belge francophone de science politique (2015-2018).  

J

 

J

.   Min Reuchamps est professeur de science politique à l’Université catholique de Louvain. Il est diplômé de l’Université de Liège et de Boston University. Ses enseignements et ses recherches portent sur le fédéralisme et la gouvernance multi-niveaux, la démocratie et ses différentes facettes, les relations entre langue(s) et politique(s) et en particulier le rôle des métaphores, ainsi que les méthodes participatives et délibératives. Il a publié plusieurs dizaines d’ouvrages et articles sur ces thèmes. Il a été administrateur (2009-2018), secrétaire (2012-2015) et président (2015-2018) de l’Association belge francophone de science politique (ABSP).