Langue de bois et démocratie: qu’en disent les citoyens?

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En 2017, les affaires « Publifin » ou « Samu social » ont défrayé la chronique. Le discours politique semble avoir joué un effet démultiplicateur sur la méfiance des citoyens : les arguments avancés par les responsables politiques pour légitimer les pratiques reprochées ont attisé un ras-le-bol citoyen déjà largement observé par la science politique. Plus récemment, les tweets du Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, recadrés par le Premier ministre qui invoque l’usage d’un « vocabulaire inadéquat », ont creusé l’écart entre certains citoyens et gouvernants. Comment peuvent-ils s’entendre quand ils semblent parler des langages différents, lorsque les premiers dénoncent la langue de bois des seconds ? Voici un laboratoire du rôle que joue le discours politique en démocratie aujourd’hui.

La langue de bois, objet d’étude en science politique

L’expression « langue de bois » vient de l’ancien bloc de l’Est où elle désignait l’utilisation propagandiste du langage par un régime non démocratique. Chez nous, elle renvoie à des conceptions et à des usages divers mais elle toujours employée pour « disqualifier » le discours de l’autre, le plus souvent dans le champ politique, même si des groupes privés et des journalistes sont aussi blâmés de la pratiquer. Entourée de préjugés et sujette à interprétations, l’expression est délaissée par le monde académique, qui y fait parfois référence sans vraiment la conceptualiser. Dans la mesure où les citoyens utilisent souvent cette expression pour critiquer le discours de leurs élus, il y a un enjeu à la reconnecter à nos réflexions sur la démocratie. Nous avons donc réalisé une enquête pour définir et caractériser scientifiquement la langue de bois, à l’épreuve de ce qu’en disent les citoyens. Qu’est-ce la langue de bois pour eux ? À quoi l’identifient-ils dans un discours politique ? Est-il possible de la cerner par des indicateurs objectifs ? Que peut-elle nous apprendre sur le rapport des citoyens à la politique ? Autant de questions auxquelles nous avons tenté de répondre à l’aide d’un dispositif de recherche en trois étapes.

Faire parler les discours (méthode déductive) et les citoyens (méthode inductive)

Dans un premier temps, nous avons construit un modèle théorique en prenant appui sur les recherches d’Alice Krieg-Planque et de Claire Oger sur les discours institutionnels. Nous avons puisé dans la littérature scientifique pour identifier des caractéristiques générales de la langue de bois et dans les outils de l’analyse de discours pour proposer une liste d’indicateurs, c’est-à-dire de procédés linguistiques par lesquels elle se manifeste concrètement. Nous avons ensuite testé ces indicateurs sur un corpus de discours du Premier ministre, prononcés à l’automne 2014 : la déclaration gouvernementale de la coalition dite suédoise et deux interviews télévisées tenues dans un contexte de mobilisation syndicale contre le saut d’index et la pension à 67 ans. Ce qui nous intéressait n’était pas tant « de quoi on parle », mais « comment c’est dit ». Parallèlement, et enfin, nous avons organisé un focus group (un entretien collectif) pour faire émerger une définition et des traits formels associés par les citoyens belges francophones à la langue de bois. Huit adultes en reprise d’études ont participé à ce focus group. Le panel était diversifié en termes d’âge, de genre, de situation socioprofessionnelle, de niveau de diplôme, d’origine ethnique et de lieu d’habitation.

Répéter des énoncés ambigus et éluder le conflit

Les citoyens interrogés ont produit une définition nuancée de la langue de bois. Pour eux, elle permet aux mandataires politiques d’« esquiver une question » ou de « détourner l’attention » des auditeurs en « tournant autour du pot ». Elle leur sert également à « dissimuler » des faits ou à en proposer une relecture qui les avantage, pouvant aller jusqu’à « la manipulation ». Si les politiciens pratiquent la langue de bois, c’est aussi pour séduire et « contenter » simultanément des publics aux points de vue et intérêts divergents, dans une visée électoraliste : il s’agit de « ménager la chèvre et le chou » à travers des réponses où « chacun peut trouver son compte ». Les citoyens du groupe repèrent aussi la langue de bois au caractère « monotone » et « hyper formaté » du discours, qui donne l’impression d’être « repris » d’une interview à l’autre. Ils relèvent une « liste de mots bateau » au sens ambigu, tels que les mots « mesure », « paix sociale » et « création d’emploi », qui semblent préparés à l’avance pour faire mouche. Ils évoquent encore le « manque de clarté » et le caractère « vide » de la langue de bois. Dans notre cadre théorique, ces réponses renvoient à la ‘stabilisation des énoncés’. Il s’agit de la première dimension des discours institutionnels. Elle se manifeste par la répétition de formulations stéréotypées, et notamment par le figement, c’est-à-dire l’association répétée de mots qui finissent par sembler indissociables les uns des autres. Notre recherche permet d’ajouter la ‘stratégie du flou et de l’équivoque’ comme étant également symptomatique de la langue de bois. Elle consiste, en linguistique, à produire un contenu au sens approximatif, favorisant une pluralité d’interprétations. Les citoyens de notre panel insistent également sur l’évitement des confrontations idéologiques et le compromis qu’entretient la langue de bois. En analyse de discours, cela correspond à la seconde dimension des discours institutionnels : l’effacement de la conflictualité, qui se traduit par un discours lisse qui appelle l’adhésion et inhibe la contradiction. Les citoyens le repèrent par exemple dans une argumentation qui présente le saut d’index comme une condition pour garantir l’avenir de la sécurité sociale, « sans dire que c’est un choix politique ». Ils pointent aussi des « contradictions » marquées par l’utilisation du « mais ». Il s’agit du procédé de concession, qui permet de rendre compatibles des orientations en réalité divergentes (exemple récent : « une politique migratoire humaine mais ferme »). Les citoyens relèvent aussi la présence d’un « nous » collectif (qui englobe les destinataires du discours) associé à l’idée d’obligation et ils se disent « horripilés » lorsque les responsables politiques « se cachent derrière des ‘on n’a pas le choix’ ». Enfin, ils constatent l’existence d’incontournables et d’interdits dans le discours politique. Il leur apparait « logique », dans un contexte de « taux de chômage élevé » que le Premier ministre ait « besoin de dire que tout le monde veut créer de l’emploi ». Et les participants comprennent, même s’ils le regrettent, pourquoi le Premier ministre n’a « pas le droit » de prononcer les mots « saut d’index ».

Conclusion

Notre recherche confirme que la langue de bois joue globalement un rôle négatif dans la perception du discours politique par les citoyens. Elle engendre des doutes, de la méfiance et de la distanciation vis-à-vis des politiciens et des propos qu’ils tiennent. Elle semble aussi rendre plus difficile la compréhension du message politique. Elle engendre une lassitude face au contenu standardisé des discours, mais également l’impression de ne pas être pris en compte en tant que citoyen. En outre, l’effacement de la conflictualité dans le discours tend à inhiber, voire à rendre impossible, un véritable débat démocratique, sur le fond, ce dont les citoyens ne sont pas dupes. Mais ils nuancent aussi : ils décodent la langue de bois comme un impératif auquel se soumettent les gouvernants en raison de contraintes médiatiques et de formatage. En démocratie, le questionnement scientifique est crucial quant à savoir comment faire évoluer la communication politique, les échanges entre citoyens et gouvernants, afin que les grandes orientations de société soient débattues collectivement. Allons jusqu’à réfléchir à la plus-value démocratique que comporterait un échange sans langue de bois entre citoyens et dirigeants politiques…

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Article de référence: Jacquy, É. et Schiffino, N. (2017) « Langue de bois, citoyens et postdémocratie », La Revue Nouvelle, 72 (8), pp.83-92.

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.   Émilie Jacquy (UCLouvain) est animatrice socioculturelle et formatrice au CEPAG (Centre d’Education Populaire André Genot). Elle s’intéresse à l’usage des mots dans le discours politique en Belgique francophone, à travers une approche sociolinguistique. Depuis 2013, elle anime des ateliers de décodage des discours politique, économique et médiatique, dans une perspective d’éducation permanente. Elle est diplômée du Master en Politique Economique et Sociale de l’UCL et Licenciée de l’ULB en Journalisme.  

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Nathalie Schiffino (UCLouvain) est Professeure ordinaire à l’Université catholique de Louvain, docteure en gouvernement et administration publique, Nathalie Schiffino-Leclercq mène des recherches et enseigne sur les fondements de la science politique, la démocratie et l’analyse des politiques publiques. Elle est vice-doyenne de la faculté ESPO.